De quoi le futur antérieur est-il le nom ?
Catherine Ferron
D’abord merci de votre invitation aux journées nationales du collège de psychiatrie dans le cadre d’une clinique de la temporalité.
Je vais essayer de vous faire partager mon intérêt pour le futur antérieur, et l’embarras qui en résulte, en vous proposant à la suite d’un cas clinique de suivre le parcours de Lacan autour de cette expression futur antérieur ainsi que les élaborations de Jean Bergès, avec lequel je conclurai.
Voici d’abord quelques exemples extraits de différentes grammaires pour nous familiariser avec ce temps particulier mais qui n’ont d’autre d’intérêt que celui de nous rafraichir la mémoire et sans doute pas celui de nous éclairer pour la suite…
« Auras-tu bientôt fait ? » (Molière)
« Nous aurons vite fait de la ramener aux idées saines » (Mauriac)
« Tu n’es pas gracieux ce matin, pour moi tu auras mal dormi » (M. Aymé)
« Enfin je l’aurai vue cette pièce ! »
« Au moment même où vous en aurez donné l’ordre, je serai déjà parti »
« Quand tu auras fini tu viendras »
« Quand tu auras fini de me regarder comme ça !
« Dès mes premières années j’aurai été maltraitée.
« Dès qu’il aura fini qu’il vienne »
« J’aurai donné 30 ans de ma vie pour en arriver là ? »
Commençons par la clinique
Dans le service où je travaillais à Saint Anne nous recevions parfois des enfants en situation d’urgence (à une époque où la préfecture de police n’était pas encore outillée pour cela) et la psychologue responsable du PAV (Paris Aide aux Victimes) me demande un jour si je suis d’accord pour venir dans une école primaire à la suite de l’appel de la directrice : deux enfants, deux frères, l’un en CP l’autre en CE2 ont été tués par leur père qui a également tué sa femme et s’est ensuite donné la mort.
Je n’entrerai pas dans le détail de mes journées dans cette école dont j’ai parlé il y a quelques années au cours d’un colloque organisé par A. Harly autour de l’enfant et de la mort.
Pour situer le moment de mon intervention : une semaine s’est écoulée entre le drame et ma venue à l’école au cours de laquelle a eu lieu une cérémonie religieuse réservée à la famille. L’enterrement était prévu pour le jeudi suivant ma visite.
La directrice chaleureuse et à l’écoute qui m’accueille me demande de commencer par la classe de CE2 celle du frère ainé puis d’aller dans la classe des CM2 dont elle disait que « c’étaient eux qui semblaient les plus touchés et manifestaient le plus d’angoisse et de tristesse » alors qu’aucun des deux enfants morts n’appartenaient à cette classe. Puis de voir enfin les CP, classe de l’enfant décédé le plus jeune.
La relecture de mes notes m’a orientée vers la question de l’anticipation qui s’est révélée sans doute la plus prégnante et faisait la différence dans les discours des enfants entre classes différentes. Alors qu’aucune question de cet ordre ne s’était fait entendre chez les CP, les CE2 disaient « pourquoi on savait pas ce qui allait arriver ? » et chez les CM2 la question avait eu un tout autre impact dont nous allons parler.
Au cours de l’entretien avec ce petit groupe de CM2 – rappelons donc qu’aucun des deux enfants victimes n’appartenait –, l’un d’entre eux s’est particulièrement effondré en pleurs « parce que », a-t-il dit, « le vendredi, Joseph m’a dit qu’il voulait pas rentrer chez lui… j’aurai pu le dire ». Et comme un chœur antique, les autres enfants reprenaient pour eux : « oui on aurait pu dire quelques chose ». Mais lui était inconsolable.
Alors pourquoi ai-je entendu le futur antérieur chez ce garçon alors que la reprise par le groupe de la même phrase introduite par on (cad un je pluriel mais dans lequel on entend en tiers la troisième personne ils) « oui, on aurait pu dire quelque chose », fait entendre la désinence verbale du conditionnel (1ère forme)[1] avec un sujet pluriel indéfini.
Ce garçon s’est-il senti dépositaire d’un message, investi en miroir, prévenu de quelque chose, coupable alors de n’avoir pas fait le messager et donc peut-être responsable de n’avoir pu éviter la mort à son camarade ?
C’était la prise de conscience d’une perte irrémédiable en même temps que le constat d’une impuissance, mais laquelle ? Que nous dit-il : qu’il aurait pu… parler et donc savoir… savoir avant le drame… et donc anticiper… En somme une tentative de prendre le pouvoir sur le temps… De refaire l’histoire.
Cette question de l’anticipation est abordée par J. Bergès en plusieurs endroits de ses séminaires. Comment se construit-elle ? Il y a d’abord le regard et l’ouïe dès les premières heures du bébé qui anticipent la voix de la mère et plus tard anticipent la discrimination des différences phonétiques dans l’adresse du discours maternel. Et puis c’est dans la matrice symbolique du stade du miroir que l’enfant anticipe sa totalité : je cite J. Bergès : « l’anticipation est dans la jubilation, dans une motricité désordonnée soutenue par le regard de la mère qui réalise ce que le symbolique a d’anticipé par ses commentaires ». Paroles et mouvements donc.
Il insiste[2] sur cette complaisance de la mère à être miroir pour l’enfant (il parle de « décalcophilie »), sur ce moment qui se répète « dans la qualité phasique diachronique de ce miroir, l’alternance de la présence et de l’absence et sa dialectique radicalement prise dans le symbolique, aussi bien en tant que cette dialectique est parlée par la mère que parce qu’elle est anticipée au futur antérieur par l’enfant ».
La mère en place de grand Autre régirait-elle le futur antérieur? Le futur antérieur est-il la traduction signifiante logique de l’anticipation ? Nous voyons que notre questionnement commence… Et se poursuit dans le jeu du for-da qui confirme cette dialectique qui met en jeu la présence sur fond d’absence et l’absence sur fond de présence : « avec un certain délai survient la réponse qui était dans le passé, l’enfant déclenche lui-même le futur antérieur » en même temps que la répétition.
Et puis Il y a « les manifestations prophétiques de la famille, les projets implicites, les déclarations de ressemblance ou d’appartenance qui constituent pour l'enfant autant d'impératifs de destinée, autant d'anticipations forcées… et dans cette tension imaginaire pour y répondre l’enfant se situe à l’état de leurre » Cette complaisance de la mère à être miroir engage l’enfant à une réponse qui la comble elle-même puisqu’il se situe comme unique objet comblant son désir. Ce leurre entretenu par l’un et par l’autre n’aura évidemment qu’un temps.
Donc anticipation forcée dans laquelle l’enfant se positionne comme leurre, enfant comblant le désir de la mère, enfant idéal. Que se passe t-il quand il y a mise à mal brutale de cette belle harmonie et donc prise de conscience de la dysharmonie[3]? Réponse de J. Bergès : « Dès lors s’impose le futur antérieur à la fois projeté dans le leurre et pris dans le raté du passé… » Tout s’écroule chez notre petit garçon : le passé reconstruit dans un futur (lui-même passé au moment où il me dit cela), un futur qu’il aurait voulu, qu’il voudrait autre, de l’ordre de l’impossible aujourd’hui, mais construction nécessaire puisqu’il est question de nier la mort. Le futur antérieur me permet un instant cette logique en même temps que les faits détruisent toute velléité de doute, d’hypothèse, et même de conditionnel. Je n’aurai pas été celui qui aurait pu dire… mettre en garde… protéger… empêcher ce destin funeste.
J. Bergès d’ailleurs avec son talent de la formule entend cette proximité du futur antérieur et du conditionnel, proximité qui s’entend également dans la reprise par le groupe d’enfants. Reprenons son raisonnement : « si le destin annoncé (en l’occurrence : la vie suivant son cours c’est-à-dire la non-mort des enfants) ne se produit pas, dès lors le futur aboli va s'exprimer au conditionnel, modalité qui ouvre la voie au jugement, à la culpabilité ; entre le futur et le conditionnel en français tout tient dans une lettre (s) et le leurre tient au si (si j’avais su j’aurais pu le dire). Dès lors s’impose le futur antérieur à la fois projeté dans le leurre et pris dans le raté du passé… ». Et avec les termes de projection, de leurre et de ratage dans le passé, nous entendons une expression de fugitivité, de fugacité de l’instant du futur antérieur. Nous vient à l’esprit l’article de Lacan sur les 3 temps logiques : l’instant de voir, le temps de comprendre, le moment de conclure, démonstration qui a toute son ampleur ici nous semble-t-il mais que nous ne traiterons pas dans ce contexte.
Notre petit garçon de CM2 s’écroule en pleurs (paroles et mouvements) : « vendredi Joseph m’a dit qu’il ne voulait pas rentrer chez lui… j’aurai pu le dire » : la 1ère personne ne permet pas à l’écoute de différencier le futur du conditionnel et l’on entend la culpabilité, le jugement qu’il porte sur lui-même. Le sous entendu est « si j’avais su j’aurais pu le dire » ; mais le si du conditionnel s’effondre en même temps que l’avenir : mon petit copain est mort en même temps que, moi, je ne peux plus faire comme si je pensais ma parole impuissante de n’avoir pas été dite… comme si je pouvais encore me leurrer sur son pouvoir, comme si je pouvais encore combler ma mère quant à ce qui lui manque… je ne la leurre plus, la lettre muette s qui marque le conditionnel et qui ne s’entend pas dans le je, disparait de ce qu’il n’y a plus d’interlocuteur qui partage le leurre… Il est fixé pourrait-on dire à cet instant du passé où son petit camarade lui a communiqué son angoisse dans un futur qui devient comme une impasse temporelle. Je n’aurai pas été[4]… un héros, l’enfant idéal, qui comblait le désir de ma mère. « Dès lors s’impose le futur antérieur à la fois projeté dans le leurre et pris dans le raté du passé… »
« Qu’est ce que j’anticipe dans le futur antérieur sinon quelque chose que je sais » nous dit Freud. Le futur antérieur apparaît comme un temps logique, comme une assertion de certitude anticipée, mais alors comment ce futur antérieur ferait-il preuve par son apparition (guère de mise aujourd’hui dans le discours commun) de la primauté de l’ordre symbolique ? Comment trouver ou retrouver une logique imparable qui n’existe que le temps du dire et une logique qui met à mal tout imaginaire ainsi qu’une longueur de temps, une temporalité étendue ? Le titre du livre de Bachelard « L’intuition de l’instant » nous revient à l’esprit : fait-t-il référence au futur antérieur ? Nous avons retrouvé une formule concernant son œuvre car ce philosophe est bien loin de nous aujourd’hui : « cette intuition de l’instant : une totale égalité de l’instant présent et du réel… » Lacan va nous permettre d’aborder ce réel.
Mais un petit détour par les grammairiens s’impose d’abord.
Après consultation de nos nombreuses grammaires, aucune ne vaut les chéris incontournables de Lacan Damourette et Pichon[5] qui restent les maitres, dans le chapitre 25, celui de l’énarration (troisième répartitoire qui touche le « domaine psychologique de la notion de temps et exprime le plus proprement l’idée d’une époque temporelle et combinée à l’actualité et à la temporanéité », ce sont leurs termes) écoutons bien parce que le démarrage est abrupt :
N°1857 « l’aurez-su s’appelle classiquement futur antérieur. Cela implique que l’on choisit comme point d'observation un instant de l'avenir et que de ce point on considère l'événement en question comme antérieur à cet instant : telle est bien la fonction du FA ». Pardon pour cette qualification mais ce sont véritablement de petits malins : ils sont capable de donner un exemple minimaliste qui fait entendre l’imbrication futur-passé, de faire entendre l’importante question du sujet dans la formule ramassée à la seconde personne du pluriel où le vous est remplacé par un article élidé en place de pronom faisant référence à un événement. Et dans le « aurez su » nous avons la contiguïté de deux verbes : avoir et savoir… avoir le savoir !… c’est encore plus fort.
Que dit Lacan du futur antérieur ? Il y a beaucoup de références bien entendu que nous allons parcourir mais d’abord, au hasard de mes lectures – et cité par Philippe Sollers[6] – il se l’applique à lui-même : « Ce qui se réalise dans mon histoire dit-il (...) est le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir. »
J’ai donc essayé de repérer le terme de futur antérieur dans les Ecrits et les séminaires où j’ai été entrainée dans une articulation temporelle : à partir de la génération d’un premier signifiant, l’ordre Symbolique impose sa logique. Dans quelle dimension logique se situe le futur antérieur ?
Dans les Ecrits tout d’abord dans un texte écrit en 1955 appelé Introduction et expressément placé après le séminaire de 1956 sur « La lettre volée ». Ce texte écrit avant et placé après ce séminaire est programmatif des années qui vont suivre : il démontre la prise, l’emprise du symbolique dans la subjectivité humaine par la mise en avant de la construction en logique d’une chaine signifiante, bien loin de tout imaginaire. Il me semble que nous avons là en acte les prémisses de cette question d’une inversion de la temporalité et de son ambiguïté que l’on retrouve dans le futur antérieur où dans l’instant présent je me « remémore » un temps du futur pris dans un moment du passé. Au présent de l’édition en 66 Lacan place dans un futur un moment du passé programme d’un futur encore en devenir auquel il adjoindra le texte Parenthèse des parenthèses écrit en 66.
Première apparition donc du terme futur antérieur avec la suite des alpha, beta, gamma, delta, dans les Ecrits dont je vous cite le passage[7] qui ramasse à peu près tout de la construction de notre commentaire d’aujourd’hui : « cette suite pourrait figurer un rudiment de parcours subjectif en montrant qu’il se fonde dans l’actualité qui a dans son présent le futur antérieur. Que dans l’intervalle de ce passé qu’il est déjà à ce qu’il projette, un trou s’ouvre que constitue un certain caput mortum du signifiant, voilà qui suffit à le suspendre à de l’absence, à l’obliger à répéter son contour. La subjectivité à l’origine n’est d’aucun rapport au réel, mais d’une syntaxe qu’y engendre la marque signifiante ».
On a donc un parcours subjectif soit une chaine de signifiants, un acte (de parole) au présent ou un présent en acte, dans un intervalle duquel des lettres venant à se succéder, un trou s’ouvre où tombent certaines d’entre elles qui ainsi s’absentent et obligent à la répétition d’un contournement. Ce peut être la progression d’une a nalyse.
J’ai donc entendu le futur antérieur chez ce petit garçon et non le conditionnel, (« vendredi Joseph m’a dit…j’aurai pu le dire ») une lettre manque, mais pas n’importe laquelle : ce s au statut d’hypothèse, hypothèse du manque de parole, là où l’enfant se sent coupable en même temps qu’impuissant. J’ai entendu avec J.Bergès « la trace dans le symbolique laissée par la lettre volée dans son trajet [qui] parcourt le destin du présent jusqu’au futur antérieur[8] ». Ce « jusqu’au » fait entendre un mouvement et l’atteinte d’un but.
Alors poursuit Lacan « Le programme qui se trace pour nous est dès lors de savoir comment un langage formel détermine le sujet » et d’une démonstration logique de ses petites lettres qu’il machine de Markov[9] ou de Turing une syntaxe procède, surgit d’un réel, au hasard de ce qui n’était pas et démontrant de surcroit que la mémoire n’est pas que la propriété du vivant puisque les chaines conservent la mémoire des symboles et de leur rang dans la série.
Rappelons brièvement qu’à cette époque entre 1950 et 1966 dans l’actualité universitaire, il y avait des recherches sur l’analyse formelle des langues naturelles[10] du côté des linguistes, des chercheurs français et étrangers, venus en particulier du MIT où travaillait Chomsky, à la Maison des Sciences de l’Homme jusqu’à l’Université de Vincennes qui n’ouvre qu’en 68 avec le département de linguistique générale qui reprend toutes ces thèses et ces recherches. Tout se traduit en graphes et en réseaux, la psychanalyse n’y échappe pas.
La logique est donc dans l’air du temps. Ajoutons à cela que le comptage et les mathématiques sont dans notre ADN depuis les battements du cœur du bébé in utéro suivi ensuite de bien d’autres mesures faites au moyen des parties du corps (pouce et pied par ex) ainsi que le rythme engagé par les mouvements de la mère avec ses signifiants et sa parole qui marque le temps sur tous les orifices et les parties du corps intéressées dans le dialogue avec son enfant dont « le corps est une usine à fabriquer du signifiant »… formule bergessienne princeps à ne jamais oublier.
Je ne vais évidemment pas faire de démonstration avec les petites lettres grecques mais je vous conseille de lire dans le Discours Psychanalytique Le graphe par éléments de J. Taillandier[11] et Analyse et algèbre de M. Darmon repris dans son livre au chapitre sur le Graphe[12]. Le premier nous donne l’archéologie du graphe et du signifiant chez Lacan, avec ses avancées, ses retours, ses inversions et inventions dans un subtil questionnement ; le second nous en donne le fonctionnement détaillé qui permet à la lecture du graphe final je dirai d’y prendre, presque un réel plaisir. (Mais ne nous imaginons pas tout comprendre entre les erreurs des uns et les corrections des autres…)
La suite des « alpha beta gamma delta » figure donc un rudiment de parcours subjectif d’une chaine signifiante abstraite dont la production dans le réel fait émerger une syntaxe c’est-à-dire une loi ; l’ordonnancement des 4 lettres (que l’on peut penser métonymiquement phonèmes) puis dans un 2ème temps de + et de – (que l’on peut penser comme présence/absence) par groupe de 3 génèrent des régularités, des répétitions, des impossibilités et des trous qui organisent donc cette loi syntaxique : il y a représentation d’un sujet (nous verrons lequel) par un signifiant pour un autre signifiant.
Disons tout de suite un mot des trous appelés caput mortum (tête morte, résidu dans la cornue du chercheur), lettre volée, ou morte que l’on retrouve en plusieurs textes de Lacan et dont j’ai déjà fait état en 1988 lors de Journées de juin à Paris sur La lettre volée ou le palimpseste de Lacan[13] : « De quelle syntaxe le sujet non-lecteur est-il le mémoire ». Pour résumer brièvement ce que j’en disais : à Ste Anne nous avions vu beaucoup d’enfants dont les difficultés de lecture et d’écriture, et donc de langage, étaient considérables à 9 ans passés, ce qui avait entrainé notre recherche sur les non lecteurs. Nous savons qu’entre lecture et écriture il y a des lettres qui ne se prononcent pas bien qu’elles soient écrites, qu’en français par exemple 4 ou 5 consonnes qui se suivent sont impossibles et j’ajoute que le destin des lettres postales entre ces familles et nous était pour le moins aléatoire. Dans cet article je donne beaucoup d’exemples, concluant par « la loi a mauvaise mémoire et le refoulement est désœuvré » pour ce qui concernait ces enfants.
Peut-on dire que le futur antérieur a temporairement une fonction de palimpseste puisqu’il donne la possibilité de tordre la ligne du temps qui au moment de la torsion ferait se chevaucher, se recroiser passé et futur[14] ? et ce lieu serait-il celui du caput mortum du signifiant ? Lacan ajoute dans son texte sur la cybernétique[15] que « l’être humain n’est pas le maitre de ce langage primordial, primitif. Il y a été jeté, engagé, il est pris dans son engrenage ».
Poursuivons notre recherche du futur antérieur et d’un premier signifiant qui nous détermine dans les expressions contenant ce syntagme futur antérieur dans les séminaires.
Dans les séminaires
Dans la leçon 12 des Ecrits techniques[16] Lacan est dans la construction du schéma optique. Et à la toute fin de la leçon il fait référence à un exemple repris justement de la conférence sur la cybernétique[17] « … ce que nous voyons sous le retour du refoulé est le signal effacé de quelque chose qui ne prendra sa valeur que dans le futur, par sa réalisation symbolique, son intégration à l’histoire du sujet. Littéralement ce ne sera jamais qu’une chose qui, à un moment donné d’accomplissement, aura été ». Et voilà, il nous laisse là, le chapitre se clôt sur ce futur antérieur : est-ce le signal effacé de l’instant de voir ? Le signal effacé qui marque la fugacité peut-être de ce moment d’emploi du futur antérieur ? Mais cessons-nous jamais de compter avec cette suite de lettres ? Une patiente me disait hier soir à propos d’un rêve « qu’elle était dans une grande pièce vide au milieu de laquelle il y avait un petit tas (sic) de débris, papiers, lettres, dont elle ne pouvait plus rien faire… ». J’y entendais le fameux caput mortum du signifiant et elle y entendait un rêve de fin d’analyse.
Dans la leçon 14 de La relation d’objet[18] à l’étude l’an dernier donc plus frais dans nos mémoires… Cette leçon reprend l’Introduction des Ecrits et la distribution des + et des – qui démontrent qu’un ordre de lettres entraine un ordre de production des suivantes dans la succession temporelle. Démonstration clinique de cette floculation de signifiants faite dans mon article sur la petite Sandy[19].
La démonstration mathématique de Lacan n’est pas faite pour montrer que le hasard est commandé mais que « la loi sort avec le signifiant, intérieurement, indépendante précisément de toute expérience[20] ». Cette démonstration est faite pour éliminer certains éléments intuitifs comme les scansions, la ponctuation, la poésie en quelque sorte pour ne prendre en compte que la notion de O !DéDé … vous savez ce terme anglais « odd » intraduisible, qui signifie à la fois la dissymétrie, l’impair, le boiteux (termes de Lacan dans lesquels nous entendons le rapport de mesure, le pari, l’œdipe… RSI peut-être) ; elle est faite pour limiter la création et la définition à un strict élément, marquer les éliminations au 2è et 3è temps (le caput mortum), montrant ainsi ce qui se « précipite » dans un futur immédiat, à partir du moment où il devient par rapport à un but, le futur antérieur. Répétons-le donc : La syntaxe est organisatrice de la loi…
Et en particulier de la lettre : dès qu’il y a graphie, il y a orthographe ajoute Lacan et c’est là où il aurait pu, « j’aurai aussi bien pu faire, dit-il, en distinguant l’anapeste du dactyle »[21].
Nous voyons tout de suite ce que cela veut dire… Ce sont des termes de rhétorique grecque, nous sommes dans la métrique, les règles, le rythme, toutes règles régissant le temps qui se marque, se frappe, que l’on entend… Deux termes grecs de métrique dans la versification dont on pourrait croire que les deux s’annulent par leur contexte sémantique étendu et contradictoire mais en fait, ils ne sont différents que parce que dans l’un des deux, deux pieds sont plus légers… vous voyez quand même que la preuve de la syntaxe faisant loi n’est pas facile à faire… même en grec… ou bien ce sont les maths ou bien le grec…
Quant à l’orthographe, c’est à dire le contrôle d’une lettre, d’une faute… dans l’analyse c’est avec le signifiant que nous entendons la réalité des conflits.
Dans la leçon 4 du désir et son interprétation[22] Lacan prend l’exemple du bon vieux flipper pour distinguer désir et plaisir : une machine à sous et la bille qui doit tomber dans le bon trou : le processus primaire vise à retrouver un objet par la voie (« d’une Vorstellung réévoquée ») d’un premier frayage et l’allumage donne droit à une prime : le principe de plaisir. La machine (encore une) est celle du joueur au moment où il joue, au moment où il rêve, par exemple le rêve d’Anna Freud articulé à haute voix par la rêveuse : c’est une écriture en palimpseste nous dit Lacan ; une série de nominations marquées du NON : tout ce qu’elle désire et donne du plaisir est interdit, message en tête puisqu’elle articule son nom. Nous sommes dans le graphe développé reproduit ci-après. C’est la structure du signifiant dès que le sujet s’y engage : deux chaines superposées : dans l’inférieure la demande, l’interjection ; dans la supérieure le sujet qui parle et se compte et entre dans le jeu signifiant « floculé » dans un empilement[23] et Lacan fait remarquer la nécessité du futur antérieur pour autant qu’il y a deux repérages du temps :
- celui concernant l’acte dont il va s’agir dans l’énoncé (mon désir de manger ce qui me fait plaisir)
- et parce qu’on l’exprime au futur antérieur (les paroles articulées du rêve) c’est au point actuel d’où je parle, de l’acte d’énonciation qui me repère en même temps que le sujet que je suis doit refouler son désir.
Il y a donc deux sujets, deux JE ; deux lignes dans une grande duplicité où la ligne du l’énonciation est visée car « comment censurer la vérité du désir qui est une offense à l’autorité de la loi » ? cette impossibilité se repère d’une tension marquant une différence de temps entre les deux lignes. (Rappelons la chaine intentionnelle du premier graphe simple, qui coupe à rebours la chaine signifiante[24]). Le désir en acte doit refouler le plaisir à venir et déjà acté puisque c’est la diète à laquelle elle est soumise qui provoque le rêve. Le futur antérieur est-il ici un mouvement articulatoire au cours du sommeil ?
Cette question des sujets m’a fait consulter Emile Benveniste[25], que dit –il ?
« Très généralement la personne n’est propre qu’aux positions je et tu (uniques, inversibles) ; la 3ème l’absent, exprimé ou non ne fait qu’ajouter en apposition une précision jugée nécessaire pour l’intelligence du contenu non pour la détermination de la forme, c’est un invariant non personnel ». Dans le futur antérieur, y aurait il seulement je et il ?
Il ajoute que pour ce qui est de l’antériorité, elle se détermine toujours et seulement par rapport au temps simple corrélatif (…) elle crée un rapport logique et intra linguistique, elle ne reflète pas un rapport chronologique qui serait posé dans la réalité objective : l’antériorité intra linguistique maintient le procès qui est exprimé dans le même temps par la forme corrélative simple. C’est une relation temporelle syntagmatique. C’est là une notion propre à la langue, originale [« odd » ?, c’est nous qui questionnons] au plus haut point, sans équivalent dans le temps de l’univers physique ».
J’ai été très étonnée de constater la proximité de vues entre Lacan et Benveniste. La forme d’antériorité ne porte par elle-même aucune référence au temps. Elle est un opérateur logique.
Pour ne pas alourdir notre exposé et finir notre recension des séminaires nous allons regrouper la leçon du 9 mai 62 de L’Identification [26] et la leçon du 27 novembre 68 D’un Autre à l’autre[27]. C’est le fonctionnement du graphe qui est commenté simplement : « il a pour fonction d’inscrire ce qu’il en est de la chaine signifiante pour autant qu’elle ne trouve son achèvement que là où elle recoupe l’intention au futur antérieur qui la détermine ».
Il reprend les petites lettres grecques de la chaine signifiante avec les effets de rétroaction, d’anticipation. Il insiste sur l’homologie[28] qui n’est pas analogie[29] souligne-t-il, homologie car « le trait de ciseau du discours taille dans la même étoffe » : nous voyons dans le graphe complet, le dépliement d’un sujet en acte, en devenir ; l’écriture du fantasme $<>a dans la partie gauche et haute de l’Imaginaire et i(a) à l’étage inférieur droit sont en position d’homologie, ainsi que les 2 trajets m.i(a) en bas et $<>a.d en haut : « Le fantasme a une fonction homologue à celle de i(a), du moi idéal, mais cette fonction a une dimension qui anticipe la fonction du moi idéal : c’est par une sorte de retour – en court-circuit par rapport à la menée intentionnelle du discours considéré comme constituant à ce premier étage du sujet – qu’ici, avant que signifié et signifiant se recroisent, il ait constitué sa phrase, le sujet imaginairement anticipe celui qu’il désigne comme moi ».
Le sujet qui pour advenir doit parcourir tous les trajets. Nous sentons bien qu’une topologie plus complexe se prépare qui n’en resterait pas à un « mouvement de succession, à la cinétique signifiante » ainsi que le dit Lacan.
« Le je littéral dans le discours n’est sans doute rien d’autre que le sujet même qui parle, mais celui que le sujet désigne ici comme son support idéal c’est à l’avance, dans un futur antérieur, celui qu’il imagine qui aura parlé : il aura parlé ». Ce il est-il cet invariant syntagmatique décrit par Benveniste ? On retrouverait cette opposition je/il dans le futur antérieur.
La dynamique temporelle est donnée par l’effet rétroactif majeur des deux chaines qui se recoupent et font dire à Lacan « il aura été », la phrase ne se bouclant qu’une fois arrivée à sa fin.
Alors ce sujet toujours évanouissant cherche-t-il sa vérité parce qu’en rapport avec l’autre ou est-ce pure jouissance d’un automatisme articulatoire ? Ainsi que le dit C. Melman[30] « moi la vérité je parle, je suis pure articulation pour votre embarras… » Y aurait-il une jouissance du futur antérieur en rapport avec ce grand Autre vide de sens ?
Pour conclure en forme de questionnement
La syntaxe comme loi organisatrice de ce qui est dissymétrique, impair, boiteux fait émerger le signifiant, signifiant qui se répète et fait trou sous certaines conditions qui produisent un caput mortum et signifiant doté d’une mémoire purement symbolique.
Le futur antérieur dont nous avons remarqué la fugacité, comme un trait d’esprit nous échappe à travers le leurre qui nous poinçonne de l’enfance, dans le fantasme en construction. Mais alors de quel sujet s’agit-il ? Un encodage qui délivre des messages eux-mêmes formatés dans la temporalité de la vie de l’individu ? On comprend mieux le terme de shifter élu par Lacan pour dire je (dont l’une des nombreuses traductions est « machiniste »), indice indicateur d’un parlêtre particulier.
J. Bergès propose l’élaboration du « deuil articulé aux failles de l'anticipation que l'on pourrait spécifier de deuil du futur antérieur ». Peut-on considérer comme failles le refoulement pour l’inconscient, le leurre dans la constitution du sujet, le caput mortum dans le grand Autre où tombent les lettres mortes ou qui s’absentent ?
Nous entendons l’ambiguïté de l’expression « deuil du futur antérieur » : est-ce le futur antérieur qui est en deuil (d’une lettre, par ex le s qui abolit le conditionnel), qui fait un deuil, ou l’être humain qui doit renoncer aux promesses qu’il s’est faites ou qu’on lui a fait ? Le sujet pour Lacan n’est ni le sujet psychologique ni celui de la grammaire mais le sujet du désir dans la langue et dont nous constatons dans l’analyse les remaniements. C’est un « effet du langage qui ek-siste (il se tient hors de) au prix d’une hypothèse sur la différence des sexes, d’une perte, de la castration ».
Le futur antérieur peut-il se retrouver à l’état de trace dans La Verneinung ou comment déjà le refoulement originaire aurait anticipé son retour sous forme de création de la négation d’une affirmation ?
Nous le retrouvons dans le stade du miroir où la parole de la mère réalise par ses commentaires la jubilation anticipatrice c’est-à-dire les mouvements désordonnés du corps de son bébé ; le futur antérieur se retrouve dans le jeu du fort/da créateur d’un sujet dans un mouvement répété d’aller et retour où /da/ marque la présence de la bobine mais l’absence de la mère alors que son rejet /fort/ de ne plus la voir le fait avoir. Le sujet n’est ni celui qui est désigné ni celui qui désigne et Lacan invoque la barre du lit qui oblige le signifiant à redoubler son effet pour être entre je-moi et elle.
Le futur antérieur est-il la marque d’un caput mortum, lui-même marque de la pulsion de mort qui surgit quand on ne l’attend pas en tant que la lettre qui fait trou est ainsi messagère de mort mais peut réapparaitre ailleurs et ponctuer alors la vie d’un lieu de message sur un code : celui de la mort, limite qui organise la vie.
Dans la dépression de l’enfant le sujet est pris dans la modalité du futur antérieur : « j’aurai pu… » qui porte sur quelque chose que je sais déjà. Le futur antérieur est-il un temps d’opération dans l’ordre du symbolique, un temps obligé dans la construction d’un sujet de l’inconscient lié à un temps de mouvement, de passage à la perte ? Nous le pensons comme un opérateur logique, un temps de l’inconscient. Et J. Bergès de conclure : « Le futur antérieur fonctionne comme une création signifiante : c’est pour le grand Autre que les choses se passent ainsi ».
[1] Le Bescherelle 1, l’art de conjuguer, Ed. Hatier Paris 1980
[2] J. Bergès, Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse – Leçons cliniques d’un psychanalyste d’enfants, Ed. Erès, 2005, p.50.
[3] Tel est le titre du l er chapitre de L’enfant et la psychanalyse, de J. Bergès et G. Balbo, Ed. Masson, 1994
[4] (Soulignons ici un petit problème : la liaison qui se fait entendre entre la négation et l’auxiliaire et qui n’a rien à voir avec la désinence verbale du futur antérieur : est-elle la résurgence d’une pointe de conditionnel ?)
[5] Jacques et Edouard Pichon, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, 1911-1936, tome 5 sur 8, Le verbe, éd. D’Artray.
[6] Philippe Sollers, Discours Parfait, p.338-341 Passions de Lacan
[7] J. Lacan, Ecrits, Ed. Du Seuil, p 50
[8] J. Bergès, Le Trimestre Psychanalytique, La lettre volée ou le palimpseste de Lacan, Lettre et symptôme « la lettre ça me regarde » ; Publication de l’Association freudienne, 1989 n°2, p.17
[9] Machines abstraites que l’on appelait automates à état fini (état fini = expression rationnelle) d’après Chomsky (1950)
[10] N. Chomsky et g. Miller « L’analyse formelle des langues naturelles », trad. 1968, Ed. Gauthier Villars, Paris et M. Gross et A. Lentin « Notions sur les grammaires formelles » 1967 même éditeur.
[11] Le Discours Psychanalytique n°1 d’octobre 1981, Le graphe par éléments de J. Taillandier
[12] M. Darmon, Essais sur la topologie lacanienne, Ed. Association Lacanienne Internationale, Le Graphe, p. 161
[13] Le Trimestre Psychanalytique n°2, « De quelle syntaxe le sujet non-lecteur est-il le mémoire » page 63 à 75 non répertorié au sommaire, juin 1988, Paris, Journées sur La lettre volée ou le palimpseste de Lacan.
[14] Je fais référence à une bande de Moebius (une bande de papier dont on recolle les deux bouts après retournement pour obtenir un 8)
[15]Lacan, Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Conférence Psychanalyse et cybernétique, Ed. Seuil, p.339
[16] Lacan, Séminaire 1 les Ecrits techniques de Freud[16] leçon 12 du 7 avril 1954
[17] La cybernétique, op.cit.
[18]Séminaire IV La relation d’objet, leçon 14 du 20 mars 1957, Ed. ALI, 2018, tome 2
[19] C. Ferron, La petite Sandy, phobie et mythe coté fille, aout 2019, site de l’ALI
[20] La relation d’objet, op. cit.p.19
[21]A. Rey, Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris 1993
L’anapeste c’est frapper à rebours ; un pied est composé de deux brèves et d’une longue. Le dactyle (de dactylos : doigt, allusions aux 3 phalanges) est composé d’une longue et deux brèves ; on pourrait croire que les deux s’annulent quoique dans l’un des deux, deux pieds sont plus légers… En effet comment les distinguer ? si ce n’est peut-être – car je n’en ai pas cherché la preuve – en se souvenant que ana est (un recueil de pensées) emprunté au grec et correspond à 3 sémantèmes : de bas en haut, en arrière ou en sens inverse, de nouveau (répétition donc). Nous sommes devant les signes cabalistiques d’une partition musicale…
[22] Lacan, Séminaire VI, Le désir et son interprétation, leçon 4 du 3 décembre 1958, p. 76
[23] Graphe p. 817 des Ecrits
[24] Graphe p. 805 des Ecrits
[25] E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, structures des relations de personnes dans le verbe, p230 et 247
[26] Séminaire 9 l’identification 9 mai 62[26] (P218 de la version Michel Roussan) et p 284 version Ali 1995
[27] Séminaire 16 d’un Autre à l’autre[27] 27 novembre 1968 JAM p 50
[28] Homologie : en mathématique qui est en harmonie, qui se correspond exactement dans un rapport de forme, de fonction, d’activité.
[29] Analogie : : en lexicographie (1949) relation sémantique entre unités lexicales ; en mathématique : dérivé de analogos (proportionnel), qui s’applique strictement à l’identité des rapports entre les termes de deux ou plusieurs couples d’éléments.
[30] Le Trimestre Psychanalytique n°2, op.cit. p.24
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- Auteur : FERRON Catherine
- Titre : De quoi le futur antérieur est-il le nom?
- Date de publication : 06-03-2020
- Publication : Collège de psychiatrie
- Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=190