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QUESTIONS ETHIQUES ET CLINIQUES - DECEMBRE 2014


ANTOINE OU LA PHOTO COMME SUPPLEANCE




Antoine ou la photo comme suppléance

 

La fonction des « écoutants » dans la présentation clinique

 

 

Marie-Hélène Pont-Monfroy

Poitiers, 13 décembre 2014

 

 

Je vais interroger le dispositif des présentations cliniques que nous proposons aux patients à l'hôpital Henry Ey à travers la question de la fonction des « écoutants », c'est à dire des étudiants et du personnel hospitalier qui assistent à l'entretien, sans intervenir. Quelle est en effet la fonction de cette présence attentive, de ces regards et ces oreilles grandes ouvertes pour le patient qui accepte de se saisir de ce dispositif ?

 

Depuis 2 ans, je suis chargée de coordonner la présentation clinique dans le service et j'ai souvent été surprise de la facilité avec laquelle les patients acceptent le principe de cette présence, d'étudiants ou de personnes qui s'intéressent à ce qui leur arrive. Rares sont ceux qui expriment une réticence et parfois même certains se montent enthousiastes à l’idée de pouvoir témoigner.

 

La présentation de malade est un lieu qui se situe en marge du trajet de soin habituel du patient dans l’institution psychiatrique. Elle procède avant tout de la rencontre d’un patient avec un psychanalyste. Chaque présentation est, à elle seule, une rencontre originale qui peut avoir des effets inattendus pour ceux qui y assistent comme pour le patient lui-même. J’ai eu envie de revenir en particulier sur ce qui s'est passé lors d'une présentation qui a eu lieu le 10 mars dernier et sur la façon dont un patient, Antoine G. a interpelé de façon particulière l'assemblée des personnes présentes. Je vais commencer par vous donner quelques éléments cliniques sur le cas de ce patient, tels qu’il les a lui-même déployés au cours de l'entretien qu'il a eu avec Stéphane Tibierge.

 

Antoine G. est un jeune patient de 28 ans, hospitalisé  pour la première fois en psychiatrie depuis environ un mois, pour un premier épisode délirant aigu. Il est architecte de formation, il travaille dans un cabinet d'architecture depuis deux ans et se présente comme un passionné de photographies et un vidéaste. Il fait de la photo depuis dix ans et a réalisé quatre vidéos qu'il a mis en ligne sur You tube.

 

Son hospitalisation survient dans un contexte de séparation. Il devait se marier avec une jeune femme prénommée Charlotte avec qui il vivait depuis 2 ans et qui le quitte peu de temps avant la date de leurs fiançailles. Cette séparation a eu lieu le 11 novembre 2013, quelques mois avant son hospitalisation. Il dira à Stéphane Tibierge qu'il s'est trouvé « désemparé, déstabilisé, et qu’il s'est mis à faire beaucoup de sport pour compenser ». Depuis la séparation, il est retourné vivre chez son père qui est médecin rhumatologue. Il a une sœur et un frère ainés de respectivement cinq et sept ans de plus qui lui.

 

Sa mère est morte d'un cancer lorsqu’il avait vingt ans. Il était alors en première année d'études d'architecture et il explique qu'après la mort de sa mère, ses études sont devenues assez chaotiques. Il dormait beaucoup, séchait les cours, fumait des joints. Néanmoins, avec deux ans de retard, il passe et réussit son diplôme d'architecte.

 

Lorsqu'il se présente à nous, il y a des pans entiers de son discours qui tiennent relativement bien, en particulier lorsqu’il évoque son métier d’architecte, les carnets de commande, les budgets et les plannings à respecter, ou lorsqu'il parle de sa passion pour la photo et des différents logiciels qu'il utilise pour faire du montage vidéo. Il explique qu’il a eu son premier appareil photo à 18 ans et qu'il souhaite d'ailleurs s'orienter  vers la photo ou le cinéma pour en faire son activité principale.

 

Les choses se précisent lors que Stéphane Tibierge lui demande : « Qu’est-ce qui vous a conduit à l’hôpital ? ». Il répond : « Une formule mathématique m’a été dévoilée après un chemin de 7 jours où j’ai eu la sensation de parler avec le ciel ». De ce chemin de 7 jours, il va faire une description précise et détaillée quant aux lieux et moments où tout cela s'est déroulé. « Ça a commencé un lundi matin au boulot, j'arrive à 9h30, c’était pas top, comme un lundi ... je veux écouter de la musique, mes enceintes grésillent, je passe la journée péniblement sur un projet peu intéressant ». Le mardi, il a un rendez-vous à 12 h 30 pour acheter des photographies signées et datées par une artiste qu'il a découvert sur internet, qui se prénomme Aude. Pour transporter ses photos, il récupère la Twingo des parents de son meilleur ami Pascal, mais cette voiture ne démarre pas. Le soir, sa sœur lui propose de dîner dans un restaurant avec son père et au moment de rentrer chez lui avec son père, il est dans l'incapacité de retrouver la Twingo, ils prennent donc un taxi.

 

Dans la nuit de lundi à mardi, il a des acouphènes terribles. Le mardi matin, il décide d’aller faire un jogging dans le quartier où se situe le restaurant afin de retrouver la Twingo et c'est là qu'il commence a avoir un phénomène qu'il décrit ainsi : « Je courrais, et pendant 23 chansons, ces chansons me disaient tout droit, à gauche, à droite, à gauche, je me suis mis à parler avec le ciel ». Il précise : « C’étaient les chansons mais dans l’interprétation imagée de la musique ... toutes les paroles me parlaient. Au bout de 23 chansons, je n’en pouvais plus ».

 

Stéphane Tibierge lui demande : « Ça vous disait le chemin ? ».  Il répond : « Oui, la pharmacie, des clignotants, ça allait très vite... au bout de la 23ème chanson, j’éclate, je fais un sprint. Sur le chemin du retour, il y a l’Eglise de la Trinité, je rentre pour m’humecter les lèvres avec l’eau du bénitier, une autre musique se met en route, j’ai la révélation, c’est la Trinité qui me parle ». Il ajoute : « Je sais que je ne serai plus jamais le même homme ».

 

Après ça, il appelle son père et ses patrons pour dire qu'il est malade et qu'il ne viendra pas travailler. Il a remis au mercredi le rendez-vous pour acheter les photos d'Aude et les mêmes phénomènes recommencent. Il décrit : « Je me suis fait balader sur l’avenue de Versailles par des forces, des forces qui m’ont fait rentrer dans des cabines téléphoniques et appeler Aude, des forces qui m’ont permis d’ouvrir des portes qui avaient des digicodes. Je posais des questions au digicode il me répondait : « oui ou non ». Je suis monté au 7ème étage, au 8ème étage, je cherchais Aude. Les gens m’indiquaient : il n’y a pas d’Aude, ...  c’était épuisant ». Il finit par laisser tomber et prend un taxi pour rentrer chez lui.

 

Il termine le récit de cet épisode de sept jours en disant : « Il y a eu un climax, le point le plus chaud, c’est au moment où j’ai invité sept personnes à être témoins d’une scène d’exorcisme. Et il explique : « J’ai fait un exorcisme d’objets. Ça s’est passé rue de B., là où je suis né. Ça a été une soirée éprouvante. Je vais pas m’attarder là-dessus, c’était ma folie à moi. C’était un rite. Pour moi, tous les objets ont une âme. Ce gobelet a une âme, mais aujourd’hui, non un gobelet, c’est un gobelet; et après j’ai eu besoin de passer quinze minutes sur un ordinateur à taper tout ça sur Word, mes doigts allaient très très vite.... ». Il décrit une accélération de la pensée éprouvante, voire épuisante et demande à plusieurs reprises à Stéphane Tibierge de bien vouloir l'arrêter parce qu'il est « capable d'aller très loin ».

 

 

Néanmoins, quand celui ci lui demande : « Vous aviez le sentiment que ça n’allait pas ? ». Il répond : « Non, pour moi ça allait bien » et il explique qu'au cours de cette séance d'exorcisme, il dessinait, aux personnes de sa famille et amis qui se trouvaient là, une maison. Il accompagne son explication d'un dessin qu'il griffonne sur une carte postale en même temps qu'il parle : « Je dessinais ça : 1 2 3 4 5 une cheminée, je disais : « Ça va sauver le monde, j’étais content ... pour moi, c’était joyeux,  j’avais la sensation que je communiquais avec le ciel. Quelle grandeur ! » ». Stéphane Tibierge lui demande : « Et aujourd’hui ? », « Aujourd’hui je m’efforce de me dire que la Cristalline, c’est de la Cristalline. »

 

 

On peut remarquer que bien qu'il reste happé par les objets qui s’offrent à son regard : le gobelet, la bouteille de Cristalline qui se trouvent sur la table où a eu lieu l'entretien, il s'efforce néanmoins, de prendre une certaine distance vis à vis de cette pullulation signifiante où tout fait signe. Pullulation à laquelle il s'est trouvé soumis pendant toute la durée de l'épisode délirant qui a duré un mois. Il tente de faire en sorte que cela tienne un peu plus et il conclura d'ailleurs l'entretien en disant : « Je veux m’efforcer de faire ça, de mettre une frontière entre l’inconnu et la lumière, je veux limiter la difficulté ». Et il dessine en même temps qu'il parle, un trait sur la carte postale où il a dessiné la maison. Il exprime par là, la nécessité d'introduire une limite, une frontière qui ne tient plus pour lui et qu'il cherche à restaurer.

 

Au cours de cet entretien, il évoquera la mort de sa mère comme un des éléments déclencheurs de son épisode délirant. A propos de cette mort, Stéphane Tibierge lui demande : « Vous vous souvenez de ce qui était violent ? ». Il répond : «  Oui, deux choses, la première, c’est le manque. Qui va sécher les larmes de son fils qui pleure ? La deuxième, c’est celle qui m’a amené ici, c’est que j’ai vu l’instant où ma maman est partie, je l’ai vue partir, je l’ai vue malheureuse. J’ai vu dans son corps et dans ses yeux, le moment de mourir, c’est pour ça que je suis ici ». Un peu après, il précisera les raisons du malheur de sa mère en nous expliquant qu'elle a été : « ... trompée pendant sept ans par un homme qu’elle a épousé et qui était le père de ses enfants, elle est partie malheureuse, elle a quitté mon père parce qu’elle était trompée, elle a été cocue pendant sept ans ».

 

On peut remarquer qu'Antoine évoque ici le manque que lui procure la mort de sa mère. Néanmoins si ce manque peut être mis en mot cela ne signifie pas pour autant que la perte, elle, soit réellement symbolisée. En tout état de cause, cet épisode délirant aigu témoigne d'une effraction, d'un désarrimage du symbolique qu'il exprime d'ailleurs à sa façon lorsqu'il dit : « Je sais que je ne serai jamais plus le même homme ». Il a en effet conscience de vivre un événement hors norme, hors du système symbolique partagé par les autres, il se sent autre à lui même.

 

Cette expression : «  Je communiquais avec le ciel » est sa façon à lui de mettre en mots le fait  qu' il se soit subitement senti happé par le grand Autre, un grand Autre qui s’adresse à lui de façon directe : « Les 23 chansons me disaient : « tout droit, à gauche ... toutes les paroles des chansons me parlaient ». 

 

Parmi les phénomènes auxquels Antoine est soumis, on peut remarquer que l'objet regard est convoqué au premier plan. En effet, il ne dit pas « J’ai revécu le moment où ma mère est morte », non, il dit : «  J’ai vu l’instant où ma mère est partie. Je l’ai vue partir…vue malheureuse, j'ai vu dans son corps et dans ses yeux le moment de mourir ». Il se trouve donc littéralement happé par l'objet scopique, par la vision de sa mère morte, dans le trou où sa mère est partie, dans le malheur de cette mère trompée, bafouée par son père. Il devient littéralement l’objet regard, le regard de sa mère morte au point d’être confondu avec lui et de disparaitre comme sujet.

 

Néanmoins, l'objet regard n'est pas le seul. Les chansons se mettent à lui donner des indications, la Trinité lui parle, il est complètement aliéné à une force invoquante qui lui dicte son trajet. On assiste également à une sorte de confusion, d'indistinction entre voix et regard lorsqu'il explique que « les chansons étaient des représentations imagées de la musique ».

 

Antoine se trouve trimbalé, dirigé, télécommandé par un grand Autre anonyme et dévorant. Il est soumis à une forme d’automatisme mental, balloté par des phénomènes hallucinatoires réduits à leur plus simple expression : « à droite, à gauche » , « oui, non ». Ces phénomènes xénopathiques fonctionnent comme des signes : l’enseigne de la pharmacie, les paroles imagées ont prise sur son corps, il se sent aspiré par une chaine signifiante qui se délite.

 

 

A propos des acouphènes qu'il a eu dans la nuit du lundi au mardi, la nuit qui a précédé l'apparition de ces phénomènes élémentaires, il explique : « Je pense que ces acouphènes se sont réveillés en même temps que les douleurs de Charlotte, qui est l'amie de mon meilleur ami Pascal, qui a un cancer ». Il ajoute : « Charlotte, c’est également le prénom de la femme que je devais épouser et qui m’a quitté ». Et on peut ajouter que le cancer est la maladie qui a emporté sa mère.

 

Il y a, pour Antoine, collusion imaginaire à propos de ce prénom Charlotte qui est le prénom de la femme qu'il devait épouser et celui de la copine de Pascal, son alter ego, qu'il connait depuis longtemps. Le cancer et la souffrance de Charlotte viennent donc par association, faire écho à sa propre souffrance. Mais ici, cette problématique du double imaginaire, qui peut fonctionner à l'occasion dans la névrose, ne se met pas en place sur le mode du semblant, sur le mode d'une métaphore qui organiserait le fantasme. Elle provoque un emballement du grand Autre qui ne lui laisse plus aucun espace comme sujet, un emballement dans lequel le réel de la mort se trouve désarrimé des registres imaginaires et symboliques.

 

La chaine métonymique des associations le confronte littéralement à une mise en continuité entre ses propres souffrances et celles de Charlotte, entre son propre corps et celui de Charlotte. Mode de continuité que l’on retrouve également lorsqu’il évoque le corps mort de sa mère et le moment où il a « vu dans les yeux de sa mère le moment de mourir ».

 

Antoine est en proie à une angoisse de mort terrifiante dont l'emballement psychique qui suit nous donne la mesure. La tonalité hypomaniaque voire mégalomaniaque qui lui donne le sentiment de pouvoir « sauver le monde » dans la séance d'exorcisme final a probablement pour fonction de tenter de le protéger contre cette expérience réelle de mort subjective.

 

Manifestement les fondements de l'identification primaire à un « Un »  primordial, ce trait unaire qui au moment du stade du miroir se cristallise sur l'image spéculaire pour permettre au sujet de se rassembler, se trouvent ébranlés par les différents événements auxquels il a été confronté, le cancer de Charlotte, la séparation d'avec la femme qu'il aime, la mort de sa mère et peut-être d'autres choses encore.

 

On assiste ici de façon quasi expérimentale à la décomposition du registre spéculaire tel qu'il se met en place et se précipite au temps du miroir. Antoine se trouve littéralement aliéné à l'image du petit autre, de l'alter ego en i'(a) sans que la tempérance de l'identification à un « Un » ne tienne, cet « Un » en tant qu'il organise la consistance de l'Ego.

Faute d'un tel appui pris sur le « Je » comme matrice symbolique, il se trouve livré à toutes les intrusions. Les objets qui l'entourent ont une âme ou lui parlent. Les frontières de son propre corps volent en éclat et son propre Moi se retrouve éclaté dans tous les objets qui l'entourent.

 

Face à cette prolifération du double, à cette temporalité accélérée, Antoine explique que le cinéma mais surtout la photo est, pour lui, une tentative de « capter l’instant ». Il tente ainsi de poser un rempart pour arrêter cette fuite angoissante à laquelle il est soumis. Et on peut supposer que son activité de photographe a déjà eu, bien avant la survenue de cet épisode délirant d'allure maniaque, une fonction, qu'elle l'a, d'une certaine façon, aidé à tenir comme sujet, et qu'elle lui a probablement éviter la décompensation.

 

Au cours de l’entretien, la beauté apparait comme une question centrale pour lui. Lorsque Stéphane Tibierge l'interroge sur ce terme de beauté il répond : « La beauté pour moi, c’est l’ombre et la lumière.... je l’ai éprouvée à partir du moment où j’ai commencé à tomber amoureux de la femme que je voulais épouser ». Il ajoute : « Charlotte, elle avait cette beauté, ... Charlotte, c’est la lumière, et qui dit lumière dit ombre ».

 

D’une certaine façon son rapport au monde s'organise autour de la beauté; et l’image, que ce soit par le biais de la photo ou du cinéma, est un moyen pour lui d'accéder à cette beauté. La beauté apparait comme un dernier rempart face à l'anéantissement qui le guette. Ce signifiant se met en place comme central au moment de la rencontre avec Charlotte, au moment donc d'une rencontre qui l'interpelle phalliquement sans qu'il puisse probablement y répondre.

 

Tout du moins c'est une question au fond pour moi. A-t-il préalablement à cet épisode manifestement psychotique, pu s'organiser en tenant compte de la fonction du Nom-du-père ou celle ci était elle forclose préalablement ? Formulé autrement, doit-on dire que la métaphore paternelle, n'a jamais fonctionné, ou qu'elle ne fonctionne plus ? Ce type d'épisode délirant aigu lorsqu'il est le premier pose, me semble-t-il, la question de la structure préalable de façon intéressante.

 

Ce qui fait mon questionnement ce sont ces moments de l’entretien où Antoine fait référence à une limite, lorsqu’il cherche à « limiter la difficulté », comme s’il n’était pas sans savoir qu'un impossible existe, ou lorsqu'il évoque le désarrimage symbolique qui est le sien, lorsqu'il dit : «  Je sais que je ne serais jamais plus le même homme ». Qui dit désarrimage, dit, me semble-t-il, arrimage préalable.

 

L’autre élément qui va dans ce sens, c’est lorsqu’il parle du manque que la mort de sa mère lui procure. Il a, à ce propos, des mots très touchants « qui va sécher les larmes de son fils ? ». Par ailleurs, si la fonction symbolique se délite effectivement totalement dans cet épisode aigu, on peut néanmoins remarquer qu'Antoine n'est pas sans apercevoir la duperie, le heurt du sexuel, lorsqu'il évoque le malheur, que l'on peut écrire mal-heurt, le malheur de sa mère trompée par son père.

 

Néanmoins, d'autres éléments peuvent nous laisser envisager une autre hypothèse qui serait que cette consistance aurait été rendu possible grâce à cette signification personnelle autour de la beauté que je viens d'évoquer. En effet, on peut entendre dans les propos d'Antoine que la beauté comme lumière a une sorte de dimension messianique : lumière qui pourrait sauver le monde. Et si cette ébauche d'une construction délirante apparait subitement au cours de cette Bouffée Délirante Aiguée rien ne nous dit qu'elle n'existait pas déjà à bas bruit auparavant. La beauté, dans son discours aurait alors cette valeur de soutenir la signification dans son ensemble là où le Nom-du-Père serait forclos.

 

Cette activité de photographe serait alors une tentative de suppléance, une forme de nomination imaginaire, pour tenter de maintenir une consistance qui semblait avoir tenu jusque là. En témoigne son insertion sociale, son activité professionnelle, sa capacité à passer son diplôme d'architecte malgré des études chaotiques.

 

On peut faire l'hypothèse que cette activité créatrice a été sa façon de faire fonctionner un 4e rond, comme sinthome, le sinthome tel que Lacan l'articule dans son séminaire de 1976 à propos de l'écriture pour Joyce. La photographie peut être entendu comme une tentative de suppléer au dénouage des trois registres (le réel, l'imaginaire, et le symbolique); comme une tentative d'opérer un bouclage qui évite que le nœud ne se délite totalement.

 

Concernant cette question de la fonction de l'image pour lui, un autre élément a attiré mon attention. Au tout début de l'entretien avec Stéphane Tibierge lorsqu'Antoine est rentré dans la salle, il s’est tourné vers l'ensemble des personnes présentes, il s’est mis à nous compter et il a demandé s’il pouvait distribuer à chacun d'entre nous une image qu'il nous a demandé de garder. Ces images qui s'intitulent toutes « ombre et lumière » sont des cartes postales qu'il a réalisé lui même et qu’il a fait imprimer pour en faire des cartes de vœux, ce sont des photos qu'il a prises lors de ces voyages.

 

Il me semble que face à cette menace de disparition, à cette forme spécifique de dénouage dont Antoine nous rend compte, l’acte de nous adresser à chacun en particulier une image qu’il nous demande de garder, cet acte est une tentative d’opérer une reconnaissance de lui-même, par la mise en circulation de sa production. Dans ce genre d’épisode délirant où le grand Autre et le petit autre s’équivalent et s’intervertissent, la jouissance phallique est totalement mise hors-jeu, or d'une certaine façon la matérialité de ce don est une façon, pour Antoine, de se faire entendre, un mode d’adresse qui permet que se remette en circulation une relation à l’Autre plus tempérée, moins mortifère, moins aspirante.

 

Peut-on considérer qu’en nous distribuant ces photos, Antoine s'est emparé de notre présence, de notre écoute pour nous inclure dans sa tentative de nouage d'un 4e rond qui évite le délitement total du nœud ? Et que d'une certaine façon, il nous a inclus dans sa tentative de rafistolage, à la place du grand Autre comme miroir. En sollicitant notre reconnaissance de sa production, il sollicite également la reconnaissance de lui même.

 

D'une façon plus générale, au delà de ce cas particulier, il me semble que c'est en laissant au sujet la possibilité de donner libre cours à son savoir singulier, en se proposant comme lieu pour le déposer, que la présentation clinique ménage un espace où d'une certaine façon la parole du sujet peut se muer en adresse. De surcroit, l'assemblée des participants, par l'attention qu'elle apporte aux propos du patient, peut faire fonction de grand Autre pour le sujet qui accepte de s'en saisir, lui permettant de se trouver ainsi reconnu dans son adresse, à travers la multitude de petits autres qui en gardent la mémoire. D‘une certaine façon ça fait événement pour celui qui parle mais aussi pour ceux qui écoutent.

 



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- Auteur : Marie-Hélène PONT-MONFROY
- Titre : ANTOINE OU LA PHOTO COMME SUPPLEANCE
- Date de publication : 03-02-2015
- Publication : Collège de psychiatrie
- Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=159