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LA MÉLANCOLIE: EMBARRAS THEORICO-CLINIQUES - NOVEMBRE 2016


EMBARRAS DES SOIGNANTS HOSPITALIERS face au corps dévitalisé du patient mélancolique











 Embarras des soignants hospitaliers face

 au corps dévitalisé du patient mélancolique

 

 

                                                                                                                                                                                                    Thérèse GOOSSENS

 

                                                                                                                                                                                                            Benoît JONNIEAUX 

 

INTRODUCTION (Thérèse Goossens)

 

PAROLES DE PATIENTS (Benoît Jonnieaux et Thérèse Goossens)

 

ETUDE DE CAS (Benoît Jonnieaux)

 

UNE INFIRMIERE PARLE DE SON TRAVAIL AVEC LES MELANCOLIQUES  (Thérèse Goossens)

 

LES MOTS DE LA FIN  (Thérèse Goossens)

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

Je vais dans un premier temps situer le contexte de travail des soignants à l'hôpital.  Je fais référence à 2 livres.  Le premier est un ouvrage d’Albert Ciccone, qui s'intitule : « La violence dans le soin. »  Je cite : « Le monde soignant est menacé par des logiques qui produisent des pensées rationnelles, normatives. Celles-ci sont l'effet du positivisme ambiant qui recherche la technicité, la scientificité; elles sont aussi l'effet des contraintes économistes, productivistes. L'hôpital devient un lieu de production du soin, non plus de dispense du soin. Ces logiques empêchent de penser »[1].

« Ces logiques institutionnelles reprennent, répercutent, transmettent comme une onde de choc les pressions sociales qui conduisent à promouvoir la technicité, la rentabilité, l'efficacité. Certains parlent de la folie de l'évaluation, qui remplace alors le soin et tue toute créativité ».[2]

Le deuxième  livre est  celui de Patrick Coupechoux, il s'intitule : « Un monde de fous. Comment notre société maltraite ses malades mentaux. »  J’y reprends les thèmes marquants de la préface de Jean Oury.  Il parle de logique managériale, d’écrasement du singulier.  Il pose ces questions : « Comment rencontrer l'autre dans cette atmosphère d'hypocrisie productive ?  Comment l'accueillir ?  Il nous faut survivre et résister. »  Il parle aussi du manque de personnel, du manque de temps, de la puissance du pouvoir du médicament au détriment du soin.

 

Comment dans ce contexte pouvons-nous prendre soin de patients mélancoliques ?

 

Je suis allée voir sur internet, j'ai tapé « mélancolie, psychiatrie, infirmière. »  Je n'ai trouvé que des protocoles. Comme si on soignait  un mélancolique comme on soigne une plaie, une jambe cassée. Non, on soigne un être humain avec ses particularités, son histoire, ses blessures.  Une infirmière est un être humain qui soigne un autre être humain.  Bien sûr, notre attention est requise plus particulièrement par ce corps attiré vers la mort, pour lequel nous devons, comme infirmières, faire ce qu'il faut pour le garder dans la vie.  Cela se passe dans un contexte particulier, un service de psychiatrie, avec d'autres patients ayant d'autres pathologies, et toute une équipe de soignants.  Alors, j'ai pensé à tous les patients mélancoliques que j'ai soignés, et j'ai écrit ce texte.  En  relisant mon texte,  je me suis rendue compte que je me répétais par moment, mais j'ai laissé le texte tel quel. La répétition fait partie du discours du mélancolique. Notre travail est aussi répétitif lors des soins que nous leur prodiguons.

 

PAROLES  DE   MELANCOLIQUES 

 

« Je suis tombée dans un trou sans pouvoir me relever.

 

Je suis avalée par mon suc gastrique.

 

Ce n'est pas ça qui va résoudre mes problèmes.

 

On peut me donner la pilule en or.  Ce n'est pas ça qui va remettre ma maison en ordre.

 

Les électrochocs ?

 

On va me mettre des idées dans la tête.

 

Pourquoi j'ai deux personnes en moi ?

 

Je suis une mauvaise personne.

 

Un jour proche vous en aurez marre et vous me mettrez à la porte.

 

Je ne peux plus habiter cette maison. Tout est bouché depuis 2 ans.

 

J'ai toujours eu peur.                          

 

Qu'est-ce qu'on fait si on ne va pas mieux, qu'on ne s'en sort pas ?

                                                                                                                                                      

Les médicaments ne servent à rien.

 

Ici on me fait un sérum de vérité.

 

Je suis 90% Diable et 10% Dieu.

 

Je fais la vaisselle pour essayer de me purifier.

 

Je suis la patiente la plus mal du service.

 

Je ne mérite pas de vivre, vous ne savez pas tout le mal que j'ai fait.

 

C'est trop tard.                                                          

 

Je ne sais plus rien.

 

Vous voulez me chasser ?                                        

 

Je suis ruiné.

 

Je ne veux pas d'acharnement thérapeutique.  Je ne demande que le suicide assisté.                                    

 

Vous ne pouvez rien pour moi.                                 

 

Ma maison va s'écrouler.

 

Je ne mérite pas de manger.                                   

 

Je voudrais dormir et ne plus me réveiller ».                             

 

 

 

 

ETUDE DE CAS 

Introduction 

Pour rendre compte de notre réalité en tant que soignant/infirmier et de l’embarras dans lequel nous nous sentons par moment dans l’exercice de notre profession, je vais vous présenter une étude de cas qui illustre notre travail au quotidien avec le patient mélancolique.  De cette façon, je pourrai aborder les différentes situations de soins qui suscitent notre embarras.
               Mais d’abord, je vous propose la lecture de ce que j’appellerai une « remarque ». Celle-ci émane d’un infirmier concernant un patient mélancolique. On peut la retrouver sous la rubrique démarche en soins dans notre outil de soins informatisé.  La voici : « Vraie problématique pour se rendre à la douche, évite++, résiste++, reste sourd à mes stimulations, si je l’invite à me suivre par le bras, il fuit ! Quasi mutique, ralenti ++, piétine parfois sur place, contact pas évident.  Quel mode d’action sans passer par la force ? une anxiolyse supplémentaire ? » 

À la lecture de ce que nous pouvons appeler aussi une « note d’évolution », on peut y voir notre attention, et même notre fascination. En effet, dans nos nombreux « comptes rendus », ces notes sont en quantités concernant ces patients mélancoliques.  Ces observations, questionnements traduisent notre intérêt concernant le positionnement du malade face à son corps, concernant son absence d'intérêt apparent pour celui-ci, mais elles mettent aussi en évidence notre volonté de le soigner pour un mieux.  Le patient mélancolique nous renvoie à nous même, à notre propre désir, celui de soigner, de sauver, à l’idée de ce que nous nous faisons du soin. Le patient est un "piège à regard". Parce que les mots sont souvent absents, le patient mélancolique nous fascine par ce qu'il nous donne à voir, parfois à entendre.  Et à défaut de paroles du patient, on reste particulièrement attentif à celles-ci. 

                 Bel embarras...

 

A la lecture de cette « remarque », on peut penser que notre « bonne volonté » de soignant est rejetée, mise à mal.  Nous sommes alors poussés à nous questionner sur notre pratique, pour autant que nous ne soyons plus touchés et que nous parvenons à nous décaler de notre amour propre.  Par l’étude de cas que je vais vous présenter sous peu, je tenterai de vous témoigner de notre réalité/embarras au quotidien et de la manière dont nous pensons et intervenons dans notre prise en charge auprès du patient mélancolique.

 

Qui est Mr Richard ? 

Il s’agit d’un patient de 74 ans. Il est physicien et enseignant à la retraite depuis une dizaine d’années.  Il est marié, vit en couple, a trois enfants (juriste et médecin) et quatre petits-enfants. 

Son histoire : 

Hospitalisation antérieure de décembre 2014 à juillet 2015 dans le cadre d’un épisode dépressif majeur.  Au cours de cette première hospitalisation, le patient a reçu différents psychotropes.  A sa sortie, il entreprend un suivi psychiatrique, les doses d’antidépresseurs et de différents neuroleptiques sont augmentées.  L’épouse décrit un mieux suite à cette première hospitalisation mais depuis janvier 2016 son état empire, il ne veut plus sortir de chez lui, n’engage plus la conversation, ne répond pas aux sollicitations.  En février, l’épouse décide de stopper le traitement médicamenteux mis en place auparavant pour se tourner exclusivement vers l’homéopathie. Elle note une amélioration nette au niveau de l’humeur mais de très courte durée.  Elle aura observé des idées de ruine chez monsieur mais aussi des préoccupations somatiques obsessionnelles pour certaines parties de son corps, à savoir le système digestif.  Monsieur a l’impression que ses intestins sont pourris.  Présence également d’éléments hallucinatoires (il voit le mur bouger).  Suivant le conseil du psychiatre traitant de monsieur, madame est en demande d’une hospitalisation pour son mari.  Elle évoque la possibilité d’entreprendre une thérapie par électrochocs.

Monsieur, lui, est peu expressif verbalement.  Il voudrait rentrer à la maison, exprimant toutefois que son état ne lui convient pas.  A nos interrogations, il dira tout simplement que son sommeil est bon, qu’il est reposé, que le poids est stable.

A son entrée dans notre service, le psychiatre décrira la présence d’une symptomatologie dépressive majeure qui se manifeste par de l’apathie, des idées de ruine irréalistes avec la crainte, entre autres, que son argent lui soit volé puisque tout se passant maintenant par l’informatique « sur les ordinateurs, il y a des hackers », nous dit-il.  On note encore une négligence de son hygiène : il ne se lave pas tous les jours, ne se rase pas.  Il n’a aucun appétit et a maigri.  Il décrit une culpabilité intense « je ne mérite pas de manger, vous ne savez pas tout le mal que j’ai fait » et des idées d’incurabilité « ça ne sert à rien, il est trop tard ».

Le patient et son épouse sont en même temps demandeurs d’aide et en même temps ambivalents.  L’idée d’une dépression mélancolique et non un manque de volonté comme cause de son état n’étant pas si facile à accepter et à reconnaître.  L’ambivalence se retrouve également au niveau du choix des traitements puisque madame trouve que les médicaments c’est bon… pour les autres.  Elle est également préoccupée et dans l’empressement de renouveler un voyage programmé depuis longtemps en Amérique du Sud.  La mine du patient est tracassée, il parle de mauvais placement en banque, rumine.  Il vit ce qui lui arrive comme une punition.  Il est ralenti, présence de barrage. Concernant ses antécédents, l’arrière-grand-mère paternelle aurait eu une dépression mais le patient ne l’a pas connu.  Les enfants, eux, sont en bonne santé.  Avant il lisait jusqu’à cinq journaux par jour, il aimait voyager.  Jeune, il était philatéliste.  Maintenant, il ne lit plus rien, il n’a plus aucun centre d’intérêt.

 

 

Quelle est notre fonction infirmière ? 

Avant d’analyser et de questionner l’embarras des soignants hospitaliers face au corps dévitalisé du patient mélancolique, il me semblait important de vous définir ce qu’est notre fonction infirmière.

Durant l’hospitalisation, face au patient mélancolique, nous avons des diagnostics infirmiers et des objectifs concrets pour lesquels nous menons des actions afin de les atteindre. Nous sommes le plus souvent dans le « faire ». Notre rôle infirmier est de veiller à la bonne administration du traitement médicamenteux, à la compliance et à l’observance de la prise de celui-ci mais aussi à la surveillance des possibles effets secondaires à venir (une hypotension, un arrêt cardiaque…).  Nous veillons également à la reprise des activités de la vie quotidienne, à ce que le patient retrouve son autonomie.  Nous observons, stimulons, suppléons le patient dans ses soins d’hygiènes, dans son alimentation.  Nous tentons de le faire participer aux différents ateliers, à ce qu’il retrouve ses centres d’intérêts passés ou à l’aider à en trouver des nouveaux.  Nous interrogeons les familles sur l’évolution clinique du patient.  Nous nous entretenons avec ces derniers, nous sommes disponibles à leurs questionnements, inquiétudes.  Nos interventions sont discutées et évaluées en équipe nursing et pluridisciplinaires, mais elles sont aussi individuelles, en lien avec notre singularité propre.  Le temps informel (hors entretien organisé) prend également une place prépondérante, nous agissons avec notre élan créatif du moment en fonction de la situation qui se présente.  Nous sommes présents ou représentés par nos pairs 24h/24 et 7j/7. 

Ce qui nous met dans l’embarras durant l’hospitalisation : 

1)     Le quotidien ; entre le respect du rythme du patient et la stimulation de celui-ci par le soignant : une écoute.

Comme déjà dit, les mots souvent rares attirent notre attention.  L’écoute de ceux-ci peuvent nous donner une indication sur comment accompagner le patient aux mieux.  Comprendre ce qui est important pour le patient.  Comprendre que ce n’est pas notre désir de la bonne pratique « à tout prix » des soins d’hygiène ou une alimentation de force qui sera pour lui synonyme de guérison.  En effet, au réveil, on rencontre un patient sur son lit, habillé, comme figé.  Apathique, il reste muet lorsqu’on l’invite à faire sa toilette.  Il s’oppose ensuite à mes stimulations.  Il me dit : “A quoi cela va servir de se déplacer ? Vous ne pouvez rien pour moi ”En effet, nous avons appris à accompagner et même à suppléer aux soins de base que le patient ne peut/veut se donner.  Il nous arrive même à être ferme comme pour l’y obliger.  L’enjeu pour nous est là : comment susciter chez lui le désir de se prendre en charge, autant qu’il ne le veut pas, en tout cas, pas comme nous l’entendons ?  

Grâce au travail en équipe, nous endossons certains costumes.  Je peux être « le méchant flic » (celui qui s’oppose, qui tient bon, qui oblige) et être à d’autres moments, le « gentil flic » (celui qui écoute le patient, qui respecte son choix).

Le cas de Mr Richard, nous montrera que l'attention persistance sur son transit intestinal (“Je ne digère plus et personne ne s’en préoccupe”, “Je suis avalé par mon suc gastrique, mes reins sont bloqués”, nous dit-il) et que l’écoute de ses plaintes via notamment l’acceptation de mener des examens médicaux, pas toujours pertinents au sens médical strict du terme, sera essentielle pour créer l’alliance thérapeutique avec le patient et son entourage familial désarçonné et paniqué.  Alors pressé par le discours du patient et celui de ses proches, les examens sont menés mais le patient nous dira que : “Le CT-scan, c’est statique, il faudrait un examen dynamique pour vérifier le péristaltisme ”.

Toujours ce bel embarras…Quand le patient parvient à nous emmener dans son désespoir, sa dévitalisation.  Parlons-en : je réalise que derrière l’apparent rejet du prendre soin du corps à travers le manque de soins d’hygiène et la non alimentation (ce qu’on peut appeler une dévitalisation), il y a pourtant une attention toute particulaire au corps et à ce qui s’y passe.  Certaines parties du corps sont hyper-vitalisées.  Même si les idées délirantes restent présentes, on pourra pourtant voir que les examens médicaux réalisés apaiseront le patient et tendront vers une diminution des symptômes mélancoliques.  On verra notamment une amélioration sur le plan de la communication et de la prise d’initiative concernant les soins d’hygiène relégué au second plan plus tôt.  Pour le reste, quand il n’y pas de mots à écouter, nous nous fions à nos impressions. « Semble mécontent dans son non-verbal ».  Parfois même on se rassure. « Il semblait mieux après la toilette ». 

2)     Le médicament ; La compliance relative au traitement médicamenteux et les regards du soignant et soigné sur celui-ci. 

En début d’hospitalisation, et après un bilan cardiaque positif, il est convenu avec le patient et son épouse d’un traitement par voie intraveineuse, en l’occurrence de l’Anafranil (un antidépresseur puissant).  La première question qui se pose au niveau nursing (et notre premier embarras) est de savoir comment nous allons administrer ce traitement.  Deux possibilités nous sont accordées, la première étant de lui administré son traitement via un obturateur qu’on laisse en place une fois pour toute dans une veine, plus confortable certes, mais qui comporte un risque hémorragique pour le patient qui s’aviserait de dévisser le bouchon à notre insu (pour provoquer sa mort).  L’autre possibilité et celle choisie est celle de lui poser un butterfly, une aiguille qui reste uniquement en place le temps de l’administration ponctuelle/journalière et qui limite la possibilité d’hémorragie.

Le patient, lui, regarde le traitement tomber goutte à goutte à travers le filtre de la perfusion, nous expliquant que cela ne servirait à rien.  Le soin, aussi agressif peut-il être perçu, nous offre cependant la possibilité de nous poser, de laisser venir la parole, et la demande.  Mais doit-on être dans l’agir pour trouver le temps d’être là ?

Après la dose « d’attaque », nous sommes passés à un traitement oral.  Après quelques jours de traitement, notre surprise fut de retrouver plusieurs comprimés d’Anafranil dissimulés dans ses poches ou dans des déchets d’emballages posés sur sa table de nuit.  Sans nous le dire, il ne prenait pas son traitement.  Comment se positionner face à ce refus « caché » de soins médicamenteux ?

Nous nous sommes alors concertés en équipe et avons décidé de repasser à un traitement toujours oral mais cette fois sous forme liquide afin de s’assurer de la bonne administration du traitement. La non compliance et la non-observance nous placent alors dans des actes qui peuvent être alors plus infantilisants, contrôlants et donc créer à nouveau de l’embarras.  Monsieur, de son côté, nous montrera pendant l’ensemble de son séjour qu’effectivement il n’aime pas trop les traitements médicamenteux. On retrouvera encore des comprimés des premiers traitements prescrits dans les poches de son pyjama et, son épouse, faisant des rangements à la maison, retrouvera à la cave une importante quantité de gélules non prises après son séjour hospitalier précédent… 

3)     Les familles ; interlocuteurs privilégiés.

Nous voyons que la famille prend une place prépondérante dans le processus de soin.   Nous interrogeons par moment sur le lien de causalité possible avec les symptômes mélancoliques.  Où l’on découvre que la culpabilité peut être en lien avec des secrets de famille, il y a parfois sujets à discordes avec l’épouse et les autres membres de l’entourage proche.  La famille peut être également source de pressions, dans une attente magique de résultats.  Comme soignant, nous sommes confrontés à des demandes d’éclaircissement sur le traitement mis en place et le projet que nous suivons pour et avec le patient.  Les familles s’en remettent à nous et veulent garder un contrôle sur ce qui serait fait.  Il s’agit pour nous de garder un contact étroit et soutenu avec l’entourage, de rassurer les familles sur le délai réel des résultats qu’ils s’imaginent ou qu’ils attendent. « Je veux retrouver mon Richard », nous dit l’épouse.

La culpabilité est aussi présente dans l’entourage, cette idée qu’ils sont responsables eux aussi de ce qui se passe pour le patient.  Notre rôle est de les informer, les rassurer, les accompagner dans leur rôle de proche aidant qui ne sait parfois plus comment agir (relais par l’homéopathie).  Enfin, dans le décours de l’hospitalisation, on encouragera la famille à venir nous témoigner la façon dont se passe les sorties, à les intégrer dans le processus de soin.  J’ai le souvenir de voir certaines familles désireuses de nous rencontrer régulièrement comme si leur méfiance en lien avec la longue durée de l’effet attendu du médicament se transformait ensuite en confiance, acceptant qu’ils doivent /peuvent lâcher prise et oser se reposer sur notre prise en charge psychique et physique. 

Très souvent, au bon moment, je fais l’aveu de notre impuissance à répondre à leurs questions (Quand ? comment ? pourquoi ?).  Et en même temps, je témoigne de notre confiance sur les décisions médicales prises et partagées en équipe.  Lorsqu’ils accusent une fonction dans l’équipe soignante qu’ils définissent comme défaillante, je fais part de notre fonctionnement en équipe pluridisciplinaire, de notre attention la plus aiguisée.  En espérant que ces familles se sentent moins isolées face à leurs proches malades.  Mon questionnement s’y retrouve d’ailleurs souvent. Me concernant, j’ai le sentiment d’utiliser mon costume de soignant pour donner valeur et consistance à mes dires. Parce que je suis infirmier, que j’ai un badge qui l’atteste, mes paroles et mes conseils sont comme attendus, et parfois entendus.  Il peut y avoir une connivence qui s’installe avec les familles.  Je tâche à ce que chaque membre de l’entourage proche du patient s’il le veut puisse prendre part au projet de soins du patient, à ce qu’il puisse être acteur, accompagnateur sans être contrôlant.  On les écoute, on tente de les guider, les rassurer.  Il faut reconnaître d’ailleurs que le plus souvent, la demande initiale émane de la famille, peut-être le patient se laisse t’il porter par cette demande qui n’est pas la sienne ?  Dès lors, il semble difficile de mettre la famille à l’écart si « inadéquate » pourrait-elle être, elles sont le plus souvent dépassées.  Les familles peuvent partager leur embarras avec le nôtre.  Le plus souvent désemparées, elles comprennent avec le temps que nous sommes en première ligne, que nous sommes disponibles.  Petit à petit, le patient peut prendre sa place dans un processus de soin que son entourage familial et médical porte pour lui, et aussi dans la relation avec l’autre. Le pont que nous réalisons entre le patient et son entourage est alors de moins en moins pressant et de plus en plus souple.  De la revendication et de l’attente pesante initiale, on peut espérer qu’il en résulte dans un second temps une alliance permettant une ébauche de guérison.  Petit à petit, on verra le patient s’intéresser à certaines activités, reprendre goût aux voyages à travers la lecture, donner des cours de sciences à une autre jeune patiente, retrouvant par-là un meilleur appétit (après les idées de ruine et de culpabilité intenses en lien avec l’interrogation du bien fondé de manger) et ré-ouvrant la relation avec ses proches (en voulant être présent à l’anniversaire de sa petite fille).  Pourtant convaincu dans un premier temps de l’impossibilité d’aller mieux, c’est lui-même qui dira que son moral va mieux…un peu de façon inattendue !


UNE INFIRMIERE PARLE DE SON TRAVAIL AVEC LES MELANCOLIQUES  

Les patients mélancoliques nous interpellent  par leur détermination à être du côté de la mort, du non-droit à la vie.  Ils nous font aller chercher au fond de nous toutes nos capacités de soignants au sens profond de « prendre soin », pour les garder dans la vie et les aider à assurer leurs besoins fondamentaux.                                                                                                                                                        Il y a les grands mélancoliques, qui refusent de quitter leur lit, de se nourrir et de s'hydrater ; et il y a tous les autres. Parmi ces derniers, il y en a certains qui pourraient  passer entre les mailles du filet de notre attention de soignant.  Car ils ne se montrent pas, ils ne se plaignent pas,  ne viennent pas demander des médicaments, ne font pas de bruit, restent souvent dans leur chambre, au fond de leur lit ou assis au fauteuil, cachés au regard des autres, dans un coin de leur chambre où on ne les voit que si on entre dans la pièce,  ou bien ces patients tournent en rond dans leur chambre,  font du sur place, vont du lit à l'armoire, de l'armoire au lit, cherchant quelque chose, mais quoi ?  Ils ne le savent pas eux-mêmes. Certains marchent,  arpentent le couloir, sans s'arrêter ni dire un mot.  Ils sont pleins de leur honte. S'ils pouvaient passer inaperçus, cela les arrangerait bien.                                                                                                                                  Notre attention pour chaque patient, où qu'il soit dans le service, est donc très importante, de même que le passage et le partage des informations entre les équipes successives d'infirmières, avec les psychiatres et les psychologues, tous les soignants de l'équipe, oralement et via le dossier informatisé.  Nous sommes souvent en nombre réduit, nous sommes  requis de tous côtés,  sollicités par les tâches administratives, l'informatique, le téléphone, la coordination avec les médecins, les autres soignants, les stagiaires, les familles et j'en passe...  Ces patients mélancoliques arrivent souvent figés, repliés sur eux-mêmes, alors que nous courons de tous côtés.  Ce ne sont pas des patients que l'on peut accueillir en groupe,  comme nous sommes parfois amenés à le faire lorsque plusieurs  patients arrivent en même temps.  Ce ne sont pas non plus des patients que l'on peut voir entre 2 portes.   Non, ce sont des patients qui ont besoin de temps, dans leur chambre, et au calme. Ils sont souvent méfiants, ont peur, croient qu'on leur veut du mal, il faut les apprivoiser.  Il est  crucial  pour notre équipe d'évaluer dans les grandes lignes comment agir, à quoi être attentifs, et pour chaque patient c'est  différent.  Que ce soit les accompagner pour les repas,  rester près d'eux lors de la prise des médicaments, les aider pour leur toilette, ou les laver parfois.  On peut faire l'impasse sur l'hygiène pendant quelques jours, on ne peut pas concernant l'hydratation et la nutrition.  Certains se décrispent doucement mais sûrement au fil des jours.  D'autres se braquent contre tout, là nous devons intervenir d'autorité.  Nous sommes amenés à agir comme des parents avec des petits enfants, leur réapprenant à se lever, se laver, se nourrir, se mobiliser.  Tout en sachant  que ce réapprentissage ne pourra se faire qui si un tissage de vie se refait en eux.  Nous les prenons par la main pour leur réapprendre à s'autoriser à vivre, à assurer leurs besoins, dépasser l'autopunition qu'ils s'infligent.  Nous les accompagnons au jour le jour,  les aidons à sortir de leur lit, de leur chambre, nous les conduisons jusqu'à la salle commune, nous les installons à table, nous préparons leurs tartines, coupons leur viande, nous restons à côté d'eux pendant le repas, les conduisons à la douche, au lavabo, les aidons à se laver, s'habiller. Notre présence, nos encouragements, notre guidance sont nécessaires, tout au long de l'hospitalisation, de loin en loin parfois, ou de façon plus rapprochée.  Leur discours reste souvent le même, ou évolue doucement. La honte, le non droit à la vie,  restent  présents un certain temps, ou reviennent par vagues, et dans le meilleur des cas, avec de moins en moins de conviction et même une certaine critique ou de l'autodérision.  Ce sont des patients qui interpellent et qui peuvent mettre à mal notre patience.  Ils répètent, sans cesse, les mêmes mots, les mêmes phrases, la mort, la faute, la honte, le non-droit.  Nous nous sentons parfois des bourreaux, c'est notre détermination contre la leur, un vrai bras de fer parfois.

Notre présence corporelle, vivante, debout à leurs côtés est très importante.  Comme infirmières, nous avons cette particularité d'être amenées à toucher les corps des patients, pour les soins bien sûr, aussi de façon plus spontanée ; que ce soit tenir la main d'un patient prostré dans son lit, lui donner le bras pour déambuler dans le couloir, guider sa main tremblante lors des repas, ces petites choses qui ont toute leur importance, surtout pour ces patients-là. 

Les mélancoliques mettent à mal nos singularités dans l'équipe infirmières.  Surtout les grands mélancoliques, ceux qui se montrent  des « morts-vivants », chez qui nous devons intervenir d'autorité.  Devant leur conviction de non-droit à la vie, pas de discussion, on ne leur laisse pas le choix.  On les lave, on les nourrit, à la petite cuiller s'il le faut, nous sommes parfois amenés à leur placer une perfusion pour les nourrir et les hydrater.  A partir de quand agit-on ainsi ?  Jusqu'où peut-on négocier avant d'agir d'autorité ?  Faut-il laisser un cathéter dans la veine, au risque que le patient l'arrache, et perde tout son sang, ou faut-il le piquer à chaque fois que l'on place une perfusion, avec tout l'inconfort et les douleurs que cela représente?  La  violence pour la sécurité...ou bien ...?  Toutes ces questions suscitent des avis divers dans l'équipe.  Chacun d'entre nous réagit avec sa sensibilité, son histoire, son expérience.  La tolérance des soignants est très variable.  Et le manque de temps, donc de partage, de réflexion, nous laisse bien souvent avec des frustrations, a fortiori si ça se termine mal pour le patient.  « J'aurais dû... si j'avais insisté... si j'avais alerté...»  Les questionnements sont là.  Les réponses, pas.  Nous avons parfois le sentiment d'avoir perdu un combat, la vie contre la mort.  Sommes-nous de suffisamment bons soignants ?   Et que dire de ce discours récurrent, tout-puissant, contre tout, contre la vie, contre la guérison, contre la confiance, qui appelle la mort, qui demande la mort ?  Comment entendre ces affirmations fermées, réaffirmées comme un disque rayé ?  Comment rester empathiques avec ces patients, garder la bonne distance, ne pas se boucher les oreilles, mais ne pas non plus  plonger avec eux dans leur enfer ?

L'importance de la responsabilité partagée en équipe est évidente.  Aucun soignant ne peut porter seul un mélancolique.  L'avis de chaque soignant est important.  C'est en équipe qu'on évalue si on stoppe les soins, si on transfère le patient, si on envisage une mise en observation ou des électrochocs.  Prendre soin d'un mélancolique demande beaucoup d'énergie, de présence.  Et ce, durant toute l'hospitalisation,  notre détermination à continuer à y croire, pour 2 !

Les autres patients ont un rôle important.  Ils sont souvent soutenants, encourageants, rassurants, attentifs, ils viennent manifester leur inquiétude chez nous, aident les mélancoliques à retourner dans leur chambre, engagent la conversation, les amènent aux activités, les re arcissisent par leurs paroles positives.  Ils sont aussi thérapeutiques que nous soignants, mais autrement.  Dans le groupe des patients, on voit parfois la méfiance des mélancoliques s'amenuiser, voire s'éteindre tout à fait. 

Les familles sont souvent inquiètes, très inquiètes, et à raison.  Elles ne comprennent pas pourquoi nous ne sommes pas plus autoritaires, exigeants, pourquoi rien ne bouge, ou si lentement. Certaines exigent des perfusions, des gavages, le transfert dans un service de médecine interne, ou menacent d'un procès, mettant en cause nos compétences, notre soi-disant inertie.  Il faut agir, forcer les choses, éloigner cette mort de leur proche qui ne parle que de ça -quand il parle. On peut les comprendre.  C'est difficile de leur expliquer qu'il  faut donner du temps au temps, qu'on ne peut qu'espérer un mieux, pas le garantir.  Elles demandent qu'on leur donne un délai, une semaine, 10 jours, « quand ira-t-il mieux ? »  Le temps nous manque souvent pour prendre le temps avec ces familles. 

 

CONCLUSION: 

A entendre le patient mélancolique, nous devrions le laisser autonome et libre de se dévitaliser (ne pas se nourrir, ne pas se laver, ne pas se lever, ne pas se socialiser).  Le laisser libre de ce que nous pensons, nous soignant, comme une dévitalisation du corps.  Comme décrit dans l’étude de cas que je vous ai exposée, leur ambivalence pour les soins que nous leurs proposons/forçons, nous permettent par moments de jouer les stratèges.  Entre manipulation et séduction, il faut en faire l’aveu, tout est bon pour parvenir à notre fin plutôt qu'à leur fin.  Impuissant, nous nous appuyons sur le traitement médicamenteux et le temps que celui-ci mettra à faire « effet ».  Nous oscillons entre la véritable volonté du patient de sortir de son état mélancolique et l’attente de l’effet miracle du médicament pour que ce dernier « guérisse » malgré tout.

Puis-je exiger du patient mélancolique de s'occuper de son hygiène, de s'alimenter ?  La question me donne le sentiment que notre but à travers nos actions, est que le patient soit adapté à la société et donc guéri.  Puis-je me détacher de la mission que je me suis attribué en tant que soignant sans pour autant être dans la non-assistance à personne en danger ?  Le respect du libre arbitre du patient mélancolique est source de questionnements éthiques.  Il nous arrive d’agir pour lui et à l’encontre de son propre jugement.  Par exemple dans le contexte des soins palliatifs, on ne le forcerait pas à manger, ou dans le contexte d’un camp de scout, à se laver.  Et pourtant, nous tâchons à nous centrer sur le patient et tentons de créer avec lui une alliance thérapeutique.  Le risque est  alors qu’en pensant savoir ce qui est bon pour lui, ce sont finalement des liens forts qui attachent le soignant au soigné.  Par nos réactions parfois à vif, sans recul, le risque est notamment celui d'une relation sans distance. La neutralité, maintenir un contre-transfert positif, semblent essentiels à une prise en charge plus juste de ces personnes qui nous embarrassent lorsque nous avons le sentiment qu’elles nous imposent la “dévitalisation de leur corps”.

Ce sont ces questions qui nous ont amené à faire le constat d’un embarras individuel et collectif.  En effet, notre singularité nous pousse à réagir de façon bien différente entre collègues.    Mais nous réagissons tous, c’est un fait.  A notre manière, en lien avec notre propre histoire, notre expérience et compétences professionnelles.  S’en rendre compte nous permet d’élaborer, de penser notre prise en charge tout en reconnaissant et acceptant notre impuissance.

 

LES MOTS DE LA FIN 

Le temps du patient : figé, pas de présent, pas de futur, il est toujours dans le passé.  Le temps du soignant : plein, précieux, serré, dans le présent.  Tout l'art du soignant va être de faire preuve de créativité afin qu'il y ait rencontre avec le mélancolique.

 

Sources 

ü     Dominique Giffart, « Mélancolie et maladie mélancolique » (retranscription de Mr Ritz), février 1987 :

 

http://psychiatriinfirmiere.free.fr/infirmiere/formation/psychiatrie/adulte/pathologie/melancolie.htm

 

ü     Priscilla Poitevin, « Elfriede Hirschfeld : Un autre cas de Freud Considérations sur la mélancolie et le corps », Novembre 2013 :

 

http://www.apcof.fr/texte/elfriede-hirschfeld-un-autre-cas-de-freud-considerations-sur-la-melancolie-et-le-corps/

 

ü     Blandine Vigneras, « Puissance et faiblesse des soignants : mythe ou réalité ? », Mai 2014 :

 

http://www.espace-ethique-poitoucharentes.org/obj/original_151932-puissance-et-faiblesse-des-soignants-mythe-ou-realite.pdf

 

ü     Pierrick Brient « Du regard à la parole : La relation soignant-soigné en psychiatrie », 2007 :

 

http://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2007-1-page-61.htm

 

ü     Q.Debray, « Nouveaux cahiers de l’Infirmière : Psychiatrie I. Syndromes et maladies », p.86-92,  (2007, Ed. Masson)

 

 

Albert Ciccone, Catherine Bonnefoy, Emmanuelle Bonneville, Éric Calamote, et al. « La violence dans le soin »

Collection: Inconscient et Culture, Dunod, 2014

 

Parick Coupechoux : « Un monde de fous : Comment notre société maltraite ses malades mentaux » Seuil, 2006.

 

 

 

 

 



[1] P 46

[2] P 51



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- Auteur :
- Titre : EMBARRAS DES SOIGNANTS HOSPITALIERS face au corps dévitalisé du patient mélancolique
- Date de publication : 09-03-2017
- Publication : Collège de psychiatrie
- Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=178