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COMMENT ABORDER, AUJOURD'HUI, MELANCOLIE ET DEPRESSION ? FEVRIER 2016


"Je ne sais plus où j'en suis"




                                                                                       « Je ne sais plus où j’en suis »

                                                                                                                                  Bernard Delguste

                                                                                                                            

Cet intitulé en réalité provient de la clinique des urgences psychiatriques.  Il s’agit d’une phrase que j’ai eu à entendre dans ce travail des urgences à de nombreuses reprises.  Il paraphe d’une certaine manière ce que nous pouvons appeler une « atopie psychique », le patient ne sait effectivement plus où il en est.  C’est de ce thème de l’atopie, au départ de la clinique des urgences psychiatriques, dont je voudrais vous entretenir ce jour.  Et ce dans un chemin de pensée encore brouillon et qui n’est absolument pas achevé.

Mais un premier temps semble indispensable, celui de pouvoir différencier les situations cliniques auxquelles cette appellation d’atopie peut s’adosser et celles auxquelles elle ne s’applique pas.

Je limite ici cette expression pour les situations de grands désarrois psychiques, de crise sérieuse sur le plan psychologique -chez des sujets plutôt névrotiques- bien davantage que sur le plan psychiatrique, même si le patient peut avoir le sentiment, à juste titre, de s’approcher de bords psychopathologiques inquiétants (des phénomènes de dépersonnalisation, des envies suicidaires, des bouffées anxieuses par exemple).  Ces patients, psychiquement, peuvent encore se supporter sur deux points : un minimum d’autocritique et une capacité d’adresse à un autre. 

Cela signifie que cette appellation d’atopie ne concerne pas les situations de décompensation aigue mélancolique dans lesquelles le plus souvent est abolie la dimension de l’adresse.  Elle ne concerne pas non plus les autres décompensations psychotiques non mélancoliques dans lesquelles l’altération non seulement de l’adresse mais de la fonction de la parole en général est telle qu’elle situe le patient davantage soit dans un dérèglement anarchique, soit dans une rigidité méfiante.  Elle ne s’applique pas également aux troubles confusionnels et aux désorientations diverses, et enfin elle met de côté aussi les grands états traumatiques où ce qui se laisse entrevoir derrière la perplexité est bien plutôt une forme de désappartenance radicale à l’humanité en général.

Reprenons alors ce fil de l’atopie, de ce « je ne sais plus où j’en suis », de cette défaillance d’un lieu dans lequel le patient auparavant semble-t-il s’y retrouvait.  Bien souvent, dans l’entrevue clinique aux urgences avec ce type de situation, le patient est à même de rebondir sur les éléments qui composent cette proposition, sur le « où » ou le « en ».   De quel « où » s’agit-il, y-a-il un lieu « où » il s’y retrouverait, qu’est-ce qu’il y retrouverait, qu’est-ce que ce « y », qu’est-ce que le « en », avant il « en » était, etc. ?  Si bien que l’entrevue clinique avec ces patients est généralement assez productive et riche en contenus pertinents et cela en dépit d’un tableau clinique global d’allure dépressive qui n’est pas exempt de ralentissements idéo-moteurs.

            Non pas que le patient n’aurait pas un habitat, un lieu de vie ou une adresse écrite sur sa carte d’identité.  Il s’agit bien d’une atopie psychique, très bien résumée par un patient qui disait « je suis un sdf psychologique ».  C’est donc bien d’un lieu psychique dont il est privé, d’un habitat familier devenu absent.  Le patient n’est pas désorienté, il connait les routes, les chemins.  Mais pour aller « où » ?  Et surtout, ce n’est pas tant « en vue d’aller quelque part » qui importe, mais c’est le « où » inconnu, d’ici et maintenant, où la vie vient de l’emmener. La pensée se tourne non pas tant vers le futur donc, mais bien plutôt sur les événements antérieurs qui l’ont amené dans cette impasse.  Encore qu’impasse soit impropre à qualifier cette absence de lieu, cette atopie, car l’impasse est véritablement un lieu et un lieu d’où un demi-tour est possible.  Ce dont le patient fait ici l’expérience, c’est d’une étrangeté à lui-même.  Alors qu’il se reconnait, qu’il n’a pas perdu son identité, il éprouve néanmoins une sorte de déficit de familiarité avec son monde habituel, une dégradation du sentiment d’appartenance à une communauté ou de participation à la vie commune, à l’existence de base.  Il vit une sorte de déréliction essentielle.  Une série de signifiant sont alors à entendre dans le discours du patient : débrancher, déconnecter, décrocher, désinscription etc.  Ces signifiants confirment d’une certaine façon la mise hors-lieu du patient.  Le signifiant « lieu » peut être lui-même particulièrement instructif : le patient a t’il le sentiment d’être mis au ban, quelque chose peut-il tenir lieu pour lui ? 

Il s’agira d’être attentif aux décisions qui suivront une telle entrevue car les destins possibles de l’atopie sont l’errance ou la fugue.  La fugue est le moyen qu’il reste à un patient de trouver désespérément un lieu dans le non-lieu.  Il apparait nettement que pour un patient, être entendu dans son atopie, autre destin plus souhaitable, peut constituer une sorte de micro-lieu car quelque chose de « l’adresse » a pu faire acte.  Mais ce ne sera peut-être pas suffisant et il sera parfois important d’hospitaliser ces patients, tout simplement pour les cadrer, les localiser un moment et pour éviter ainsi des recours à l’acte qui pourraient les mettre en péril. 

           

De quel lieu le patient est-il délogé ?

Avant cette période de grand inconfort psychologique qui a motivé sa venue aux urgences, le patient le plus souvent n’avait même pas conscience de cette place.  C’est parce qu’il y est  délogé que cette place apparait maintenant comme représentable,  circonscriptible, à même d’être bornée.  Du coup un regret se fait entendre, « avant dans les limites de ces bornes, c’était mieux, c’était connu, ça roulait, le décours de l’existence se déployait dans une continuité non pas sans failles, non pas sans entraves mais malgré tout suffisamment agencée, dans l’ordre des choses, dans un enchainement modérément coutumier, habituel ». Maintenant que le patient en est détrôné de cette place, il peut y réfléchir, forcément.  Avant il ne pouvait pas, il ne voulait pas, vu qu’il y était dedans, emmuré, demeuré même pourrions-nous dire.  Quand on est demeuré, on ne peut pas réfléchir.  C’est hors de la demeure que la pensée se met en mouvement.  C’est là où il y a un bienfait de la dépression, si le thérapeute soutient cela, c’est qu’elle contient en elle-même possiblement un encouragement à la pensée.  La pensée est autorisée à se déchainer quelque peu.  Il n’est pas toujours vrai que la dépression entraine un déficit cognitif.  Une fois la phase de bradypsychie ou de perplexité dépassée, un nouveau frayage de la pensée, même poussif ou laborieux, peut se remettre en mouvement. 

Je suggère de prendre le biais de deux textes freudiens assez éloignés l’un de l’autre : « l’inquiétante étrangeté[1] » et « la négation[2] » pour approcher cette question du lieu duquel est renvoyé le patient « qui ne sait plus où il en est ».  Nous nous inspirerons ensuite des développements de Charles Melman[3] à propos de la névrose obsessionnelle et aussi de la retranscription d’une de ses interventions en Belgique intitulée « qu’est-ce qu’un lieu ? ».  Nous terminerons par quelques propos sur la question de l’accueil vue comme l’action d’énoncer une proposition d’un lieu comme hospitalité.

Freud, dans ce petit essai sur « l’inquiétante étrangeté » nous livre d’abord une analyse assez poussée, comme à son habitude, de ce terme allemand: «unheimlich».  Il en fait d’abord une analyse historique, étymologique, sémantique et comparative dans d’autres langues.  Il en vient finalement au sens le plus proche d’un sens analytique, c'est-à-dire que «unheimlich» est un mot qui comporte un privatif: «un» et puis «heimlich» qui veut dire: familier, qui appartient à l’univers de la maison, qui est intime, secret, privé.  Il nous invite ensuite, et c’est là pour nous le point pivot de cet article à entendre ce privatif dans une perspective psychanalytique.  Précisément comme l’effet d’un refoulement.  Prendre la mesure de ce refoulement, c’est donc concéder à l’idée que ce que nous reconnaissons comme «unheimlich» maintenant était bien «heimlich» auparavant.  Par conséquent, ce qui nous amène cette impression d’inquiétante étrangeté, cette différence qui nous fait peur, c’est qu’elle était en réalité nôtre.  Elle était quelque chose qui nous était familier, qui nous appartenait, qui faisait partie de notre univers, mais dont nous nous sommes éloignés, que nous avons repoussé (le «un» allemand comme la marque du refoulement), que nous n’avons plus voulu reconnaître comme nôtre. Nous pouvons approcher ce sentiment de l’unheimlich avec celui de l’atopie.  « Je ne sais plus où j’en suis » signifie que je me porte dans un espace étranger, qui perd sa familiarité et où je fais l’expérience angoissante d’un défaut de repères.

Mais si nous suivons ce fil freudien et que nous en retirons la leçon, il nous faudra bien reconnaitre que ces repères familiers, que ces habitudes sont eux-mêmes les produits d’une opération qui les a constitués comme tels, qu’ils sont eux-mêmes tels qu’ils sont, par le fait même de cette opération, le résultat d’un refoulement, d’une mise à l’écart, d’un rejet.  Cela veut dire précisément que le non familier ou l’étranger, il a été mis dehors, hors du moi, hors du sujet.  Alors qu’à un temps antérieur, d’avant celui du refoulement, d’avant cette opération de mise à distance, il était à l’intérieur, intime.  Ce temps « d’avant », c’est un temps mythique.  Nous supposons ce temps mythique en nous basant sur la seconde référence freudienne «  la (dé)négation » et sur les commentaires de Jean Hyppolyte issu du premier séminaire de Lacan[4].  Commentaires dans lesquels l’auteur insiste sur ce moment psychique qui précède la différentiation entre le moi et le monde extérieur.  Nous suivons Catherine Ferron[5] qui nous offre un appréciable éclairage sur ces questions complexes :

« C’est une sorte de coup de force de Freud qui interprète dans le corps du nourrisson dès le premier moment nécessaire à la survie : cela je veux le manger, l’introduire en moi, le moi plaisir veut s’introjecter le bon et, deuxième temps, rejeter le mauvais ; mais là encore, il y a une petite phrase très importante : ce qui est dehors, étranger au moi, « lui est d’abord identique » : il est d’abord dans une indifférenciation, dans un ensemble dont il est (une) parti(e). Il n’y a pas d’opposition subjectif-objectif puisqu’il n’y a pas encore d’objet proprement dit, encore moins de sujet.  (…) D’abord donc, une identité, c’est-à-dire une indifférenciation, un état, une passivité, un laissez être : ce d’abord identique ne marque-t-il pas un temps premier, d’origine, de chose, avant ce temps d’attribution qui fait apparaître ensuite le premier dedans/dehors : comme il n’y a pas de sujet pour le reconnaître ou pour s’y reconnaître ; il n’y a encore rien d’étranger (« ce qui se trouve au-dehors lui est d’abord identique »).  Et puis le principe primaire (de plaisir) qui gouverne l’opération crée la distinction d’avec l’étranger et donc l’expulsion possible mais avant d’exclure il y a eu identification, introjection de ce qui a été expulsé. Alors vous voyez là beaucoup d’espaces, d’espaces mentaux (entre indifférenciation, introjection, étranger) pour des lieux que l’on va expliciter plus loin. On a donc là une première empreinte psychique, une première représentation à partir de la première opération dedans-dehors. [6]»

 

Nous pouvons reprendre notre question de l’atopie à la lumière de ces deux références commentées.  Cette espèce d’habitat, de demeure dont le patient se croyait le propriétaire, dans une sorte de certitude basée sur une différenciation entre lui et son monde suivie d’une auto-attribution d’un lieu, là où il y avait quelque chose d’acquis, de durable, de définitif ne va en réalité pas de soi du tout.  Non seulement il s’agira de faire cet effort de reconnaitre que ce n’était pas acquis, mais que bien davantage, il nous faut faire encore un pas de plus, ce soi-disant propriétaire y était dans ce lieu qu’au titre d’usurpateur.  Ainsi l’expérience de l’atopie engage le sujet névrotique dans la voie de la reconnaissance de son abusive appropriation topique antérieure, de son outrancière auto-attribution.

En réalité, de cet espace, il n’en est nullement le propriétaire, il n’en est que le locataire et un locataire paye un loyer, celui du refoulement et corrélativement celui de la castration nous rappelle Melman. La plainte du patient, plainte sempiternelle, c’est d’être délogé d’une place.  Le travail psychique, c’est de reconnaitre que cette place, tout d’abord, il se l’était trop commodément appropriée, pour se maintenir dans cette illusion de sécurité et de protection, dans ce temps d’indifférenciation, et en tentant de faire l’impasse de son loyer, ce que tout névrosé essaie de faire nous évoque une fois encore Melman.  Ce passage de l’illusion de l’appropriation à celui du consentement à la location, c’est le travail thérapeutique qu’envisage un psychanalyste.  La perspective de soin, ce serait plutôt celle-là, ce renoncement sur fond d’une illusion antérieure de quiétude, d’acquis, de définitif.  Cette orientation thérapeutique n’est certainement pas congruente avec l’idée psychothérapeutique rabâchée de nos jours dans laquelle « il faut donner des outils pour que le patient retrouve sa place ». 

Mais quelle place justement ?  Dans notre monde contemporain, celle d’un agent de production ?  Si c’est le cas, il faudra alors s’activer, parce que cet agent, il s’agira de le rendre davantage assertif, on va le coacher pour raffermir sa ténacité, son agressivité, on va lui fournir des instruments de gestion mentale, on va le désencombrer de tous ses troubles qui entravent sa productivité, on va lui apprendre à manager ses relations.  Tous ces instruments psychotechniques ont infiltrés la psychiatrie d’aujourd’hui sur fond d’une idéologie de production d’un sujet fort, libéré, assertif, plein, compétitif, performant.  Idéologie qui à côté de quelques cas exemplaires de réussites remarquables, encore faudrait-il s’entendre sur ce que c’est qu’une réussite, risque pour tous les autres d’engendrer son contraire.  Car elle ne peut déboucher que sur une perspective de rivalité constante, « que le meilleur gagne ».  Et à ce jeu de chaises musicales, la victoire pour un temps limité ne revient toujours in fine qu’à une seule personne. 

A moins que ce soit cette place, irrémédiablement celle la plus stable, la plus assurée mais celle qui est finalement peu enviable, le seul lieu définitif, à savoir la tombe, ou mieux encore la concession à perpétuité nous dit Charles Melman.

La psychanalyse nous oriente dans ce chemin pour aujourd’hui: comment être un sujet  vivant en ne se prenant pas pour un propriétaire ? 

Il y a là chez le névrosé finalement quelque chose de comique, de circulaire : le sujet névrotique vient nous exposer une plainte, la perte d’un lieu, un lieu qu’il s’était approprié, qu’il lui donnait du « Heim », dans l’espoir de lutter contre une expulsion antérieure.  Mais de cette expulsion, il ne veut plus rien en savoir, il voudrait mettre aux oubliettes sa castration, refuser de payer son loyer.  Or c’est précisément grâce à cette castration et à ce loyer qu’il peut parler et du coup exposer sa plainte. 

L’article freudien sur « la négation » nous replonge dans cette question de la dynamique du soi-même et de l’étranger dans ce double mouvement de différentiation et d’expulsion.  L’atopie nous renvoie à soi-même comme étranger.  L’inconfort psychique qui accompagne l’expérience de l’atopie favorise-t-il l’accueil que nous pouvons réserver à cet étranger ?

Terminons avec Derrida[7]  sur cette question.

Hospitalité, accueil, faire asile, recevoir chez soi l’étranger qui se présente, c’est un forçage, une rencontre qui ne va pas de soi.  Il faut que l’accueillant tolère une part d’inquiétude, un malaise, une angoisse, une effraction.  Et qu’il en fasse un certain usage, et cela n’est pas donné.  Nous n’aimons pas trop le reconnaitre mais il est vrai que nous ne nous laissons pas trop être dérangés, que nous n’avons de cesse de ramener l’inconnu au connu et que nous sommes finalement des conservateurs.

« L’homme est tenu de laisser croître en lui l’inquiétant, l’irréconcilité, l’énigmatique, ce dont la vie ordinaire se détourne pour passer à l’ordre du jour. »

« On pourrait rêver de ce que serait un enseignement de quelqu’un qui n’aurait pas les clefs de son propre savoir, qui ne se l’arrogerait pas.  Il donnerait lieu au lieu, en laissant les clefs à l’autre pour désenclaver sa parole.[8] »

 

 

 



[1] Freud Sigmund ; L’inquiétante étrangeté in Essai de psychanalyse appliquée, 1956, Paris, Gallimard, pp.165, 194, 196.

 

[2] Freud Sigmund ; La négation in Œuvres complètes, 1992, volume XVII, Paris, PUF, pp.165-173

 

[3] Melman Charles ; La névrose obsessionnelle, tome 1 et 2, Toulouse, Eres, 2015.

Melman Charles ; Qu’est-ce qu’un lieu ?  in Le Bulletin freudien, 1998, n°32, pp.23-32.

 

[4] Lacan Jacques ; Ecrits techniques, séminaire 1953-1954, La plaine Saint Denis, Editions de l’Association Lacanienne Internationale.

 

[5] Ferron Catherine ;  Lecture du texte de Freud, Die Verneinung : un exemple d’emploi dans les séminaires de Jean Bergès in La Revue lacanienne, 2011(1), n°9, Toulouse, Eres, pp. 135-146.

 

[6] Ferron Catherine ; op. cit., pp.137-138.

[7] Dufourmantelle Anne et Derrida Jacques ;  De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997.

 

[8] Op. cit. introduction.



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- Auteur : DELGUSTE Bernard
- Titre : "Je ne sais plus où j'en suis"
- Date de publication : 04-05-2017
- Publication : Collège de psychiatrie
- Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=182