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NUSINOVICI Valentin. Ecriture et transfert dans une psychose de l'enfant


 Ecriture et transfert dans une psychose de l’enfant.                                                                                                                                 Le moins qu’on puisse dire c’est que le délire n’est pas un élément de premier plan dans la clinique des psychoses de l’enfant. Il est rare pour la majorité des auteurs, pour certains inexistant avant six ans. Mais on fait valoir aussi la difficulté du diagnostic puisque la distinction de l’imaginaire et du réel  (au sens courant de ce terme) n’est pas nette chez l’enfant.      L’argument de ces Journées propose de s’attacher à l’analyse synchronique du délire, soit à la place que le délire prend dans la structure. Pour aller dans ce sens je me suis appuyé sur un énoncé de Lacan dans le séminaire III: le délire commence quand l’initiative vient de l’Autre.        Le garçon dont je vais parler avait une passion de la lettre, une passion qui a été le moteur de sa cure.            Je l’ai reçu à l’âge de quatre ans parce que ça n’allait pas à l’école. On disait qu’il était dans ses rêves, qu’il fuyait le regard. Sur un film on le voyait seul, les autres enfants jouant ensemble. Les parents disaient qu’il avait laissé la place à sa sœur de deux ans plus jeune, il s’était vidé, elle s’était remplie, comme dans un sablier .           Je ne m’attendais pas à une séance animée. Il est entré, a secoué divers objets, il est monté sur une chaise, de là sur le bureau, s’est dressé tout droit et m’a dit « regarde » en me fixant. Ensuite il s’est posté devant une bibliothèque, a compté « deux, trois, quatre » puis a ouvert une porte et s’est mis à courir dans l’appartement. Pour le ramener j’ai du me résoudre à le prendre dans mes bras, ce qui manifestement lui a plu. De retour dans le cabinet il s’est couché sur le divan, a dit « dodo » et, comme il avait enlevé ses chaussures, il a ajouté: « il manque un pied, coupé, voilà ».    Il y a donc au départ un transfert assez massif, cet appel au regard vers le corps érigé et, c’est là le plus inattendu, cette étrange mention du pied coupé.          Je ne m’attendais pas non plus à la suite. Pendant des mois, qui m’ont paru souvent longs, j’ai écrit sous sa dictée. Il me dictait des lettres, à écrire en « bâtons », de différentes couleurs. Il vérifiait que je n’en oubliais pas. Il les regardait fixement, parfois il jubilait, et toujours à cette époque il emportait les feuilles. Ensuite il m’a dicté des histoires, des histoires qui lui avaient été racontées, mais avec des morceaux de son invention. Il dictait en marchant et revenait examiner le texte. Il ne savait pas encore lire qu’il me faisait ajouter des points d’exclamation, aux bons endroits.           Voici le texte d’une lettre dictée à cinq ans et demi (un des rares textes de cette époque qu’il n’ait pas emportés) : Chers parents Nous vitons en vacances mais quand il y a un crabe qui pince et de mon pied et je crie aïe ! J’ai vu un requin qui mangeait mon doigt de ma main et j’ai crié ouïe ! Mais quand j’ai vu une pieuvre il était trop mort et je le change sa peau de sa couleur et après elle devient toute rouge et après elle se lève avec ses pattes toutes blanches Mais quand j’ai vu une étoile de mer qui était morte et quand il s’est envolé il est tombé au sol Et quand il a ses petits boutons et il devient tout rouge (quelle jouissance il avait à dire cela, « ouïe » et « aïe » retentissaient !) Au dessous il m’a fait dessiner un crabe un requin et une étoile de mer.       J’ai dessiné des animaux et des hommes. Et ce qui est moins banal des squelettes, beaucoup de squelettes. Il dictait les légendes. Il criait et pleurait si je ne m’exécutais pas ou mal. En général il ne répondait pas à mes questions. Il me regardait rarement, avec un regard fixe, très particulier, sans profondeur, me donnant l’impression que j’avais à faire à sujet qui se tenait en surface.        Longtemps il était paniqué si je lui proposais de dessiner et refusait. Très progressivement, en s’appuyant sur moi, en tenant le crayon avec moi, il s’y est mis. D’emblée il a produit des tracés fermés, sans aucun gribouillage.        Il dessinait des corps. Au début la forme humaine n’était pas reconnaissable. Un dessin a pour titre « un homme avec son corps » (fig 1), une fois il m’a demandé de dessiner les « racines » du corps qu’il avait tracé. Autour des corps rien : ni soleil, ni ciel, ni ligne de terre, ni arbre ni maison.            Je vais m’arrêter sur quelques moments de la cure.        D’abord un dessin fait à six ans et quatre mois. Il arrive et dit : « j’ai une ampoule au pied »,  il prend le crayon et dessine un pied. Mécontent il le raye et me demande d’en dessiner un. Sur ce pied il ajoute le petit cercle de « l’ampoule », colorie le pied qui est « rouge de colère », et le borde de noir. Enfin il l’entoure d’une spirale qui en fait trois fois le tour (fig 2 a). Je l’interroge sur ces cercles, il me répond : « un tourbillon, cher Valentin » (il n’était pas très fréquent qu’il me nomme et c’est la seule fois où il m’ait ainsi qualifié). Il retourne la feuille et me demande à nouveau de dessiner un pied et d’écrire L’ampoule. Il l’entoure d’un seul cercle et inscrit celui-ci dans un rectangle. Puis il me demande comment on écrit « nom » ( je l’interroge : « le nom qu’on porte ou le pas-oui ? » il répond ; « le nom qu’on porte »). Il écrit NOM avec des hésitations douloureuses et des cris, puis il s’efforce maladroitement de tracer les lettres de son prénom qu’il entasse plutôt qu’il ne les aligne (fig 2 b).        Le pied « coupé » de la première séance n’était pas une fantaisie passagère. Le voici dessiné, et situé : dans un tourbillon. Et de plus, dans la reprise qu’il en fait au verso, inscrit dans un rectangle (je vais revenir sur ce rectangle). Et enfin, associé à son nom.         Nous avons la chance d’avoir la preuve que cette liaison du pied au nom propre n’est pas non plus ponctuelle. Elle a été notée deux ans après, lors d’un bilan à Sainte-Anne dans le service de biopsychologie de l’enfant, par une psychologue qui ne savait rien de la cure (S. Joubert). On lit dans son compte-rendu : « il arrive et dit : j’ai mal au pied, je dois marcher à cloche-pied, et il le montre ». Ensuite : « c’est sur un questionnement particulier qu’il embraye, en écho peut-être aux renseignements demandés à l’accueil, à savoir : qu’est-ce qu’un nom de naissance ? à quoi ça sert ? est-ce que x (le nom que lui donne sa sœur) en est un ? »           Il est clair qu’il cherche à articuler ces trois éléments : le pied coupé, le « tourbillon » et le nom propre.  La dimension imaginaire est présente avec le pied coupé, la dimension symbolique avec le nom propre. Si nous avançons que le tourbillon c’est le réel ( d’autant que tourbillon est le terme qu’emploie Lacan pour désigner le trou à partir duquel s’organise la structure) nous pouvons aller jusqu’à faire l’hypothèse qu’il cherche à nouer les trois dimensions.         Je vais m’arrêter sur une séance importante à l’âge de sept ans et demi, après plusieurs mois d’absence. Le père appelle pour dire que son fils veut me voir. Quand celui-ci entre il dit tout de suite :  « j’ai des petites images ». Et il me dicte une lettre : « Cher papa j’ai des petites images à cause d’une grande angoisse c’est des lettres e.n.g.o.u.i.s.s.e. (seule ponctuation dictée : ces points entre les lettres). Il faut manger mais ça ne passe pas ils ont mis un aspirateur de goût ils ont mis un coince tourne yeux il faut faire une maison avec des clous  papa tu veux pas que je prenne des clous ».  Il relit, m’interroge sur l’orthographe d’un mot, signe, met la lettre dans une enveloppe et écrit dessus : Cher papa, en me demandant de ne rien dire à son père. Le père qui est déjà au courant, l’interroge après la séance : tu as parlé des images ? et ajoute: il dit que c’est de l’angoisse.       Que sont ces « petites images » associées à la « grosse angoisse », et dont il dit que les lettres sont des équivalents ? Dans une séance de peu antérieure il m’avait demandé de lui dessiner une « grande image ». Je l’avais interrogé sur ce qu’était une grande image, il m’avait fait tracer un rectangle. Puis il m’avait demandé d’y écrire:  os muscles cerveau cœur maladie oreille peau œil cheveux main doigt bras coude pied nez bouche jambe sourcil genou cou ventre langue grandir aliment ingestion dos poils rein fesse zizi et d’écrire au-dessus du rectangle: LE CORPS HUMAIN. La fois suivante dans une « grande image » il m’avait fait écrire : Pipi, caca et PROUT.              Le rectangle, la « grande image », c’est la forme du corps, ce qui doit en maintenir l’unité. Les « petites images » et les lettres sont les parties du corps qui s’éparpillent quand la forme du corps se défait dans l’angoisse. Les points entre les lettres peuvent aussi bien indiquer leur liaison que leur séparation.          Je n’avais pas alors pensé au rectangle tracé autour du tourbillon et du pied fig 2 b). Sur ce rectangle on voit nettement à chaque sommet un petit rond noir. Il est tentant de les interprêter à la lumière de la présente séance : ils font tenir le rectangle,  comme « il faut faire une maison avec des clous » (ce que son père lui interdirait).       Quel statut donner à ces énoncés : « ils ont mis un aspirateur de goût, ils ont mis un coince tourne-yeux » ? Pour brefs qu’ils soient (et jamais repris par la suite) ils sont suffisamment caractéristiques pour être tenus pour délirants. Ils correspondent à ce que dit Lacan dans le séminaire sur les psychoses : le délire commence quand l’initiative vient de l’Autre (Seuil p 218). Dans ce séminaire Lacan parle du délire comme d’un phénomène élémentaire, à la différence de Clérambault qui le situe comme second par rapport aux phénomènes élémentaires.   Il est remarquable que ce garçon dise la même chose que la jeune schizophrène que Freud cite comme typique dans son article L’inconscient (dans Métapsychologie). Elle dit: « il m’a tourné les yeux, c’est un tourneur d’yeux ». L’Autre commande la zone érogène scopique.  Chez notre patient, « Ils » commandent les zones orale et scopique par l’intermédiaire de l’objet de la pulsion, ce qui implique que cet objet, l’objet « a », reste attaché à ces zones, non séparé.   On voit que le délire comme phénomène élémentaire peut être identique chez un jeune enfant à ce qu’il est chez une jeune adulte qui devient schizophrène.         Dans son article, Freud dit qu’il y a dans la schizophrénie prédominance des représentations de mots sur les représentations de choses. Les représentations de mots pour Lacan c’est l’écriture (D’un discours qui ne serait pas du semblant 10 mars 1971). Cela revient à dire que ce qui prédomine c’est la littéralité du mot, que le mot devient réel, que dans la schizophrénie le symbolique devient réel (Ecrits p. 392).        On pourrait avancer que le mot qu’il me fait écrire lettre à lettre : e.n.g.o.u.i.s.s.e. c’est le réel de l’angoisse et qu’il est soulagé de voir écrit, donc localisé, et ensuite enfermé dans une enveloppe, ce réel qui s’atomisait.        J’évoquerai trois dessins qui soutiennent des histoires.   Le premier est fait à huit ans et demi.    C’est une petite BD de la constitution de la voie lactée et de la terre en huit vignettes, qui aboutit, après 10.000.000 d’années (chiffre qu’il écrit) à un petit bonhomme agé de huit ans qui se tient debout (depuis au moins deux ans il maitrise parfaitement le tracé de la forme du corps). Il commente fièrement : c’est moi. Il s’amuse et cherche à amuser, il ne délire pas, mais il y a là le thème d’un délire possible, un délire de grandeur rapporté à l’origine.   Le deuxième est fait à presque neuf ans.     Il n’y est pas question de l’origine mais de l’extinction. Il représente un corps, un corps non humain, coloré en rouge vif (fig 3). « C’est un guimelion, me dit-il (dans ce nom, ici modifié, on entend son prénom et le lion auquel il aime s’identifier). Il ajoute : «  c’est un animal en voie d’extinction, il se préserve beaucoup ».   Le troisième est fait à neuf ans.         On y voit un personnage construit avec des carrés et des triangles. « c’est un poilux, dit-il, et il me dicte (dictant la ponctuation):  Le poilux est magique. Il peut porter chance ou pas (malchance). En effet il peut grimper aux arbres et manger des vers de terre. Au-dessus et entre ses jambes il a un feu couché avec trois feux. Le premier veut dire malchance, la deuxième peut-être, le troisième veut dire chance. Par contre si on veut regarder ses pupilles il est comme le basilic : il vous tue ».        Je lui demande ce que signifie le « feu couché » qu’il n’a pas figuré sur le dessin. En réponse il dessine au verso un long rectangle horizontal contenant trois ronds. Je dis: c’est un feu de signalisation. Il acquiesce et ajoute : « il est dans le mauvais sens ».      Ce feu « entre ses jambes » est-il sexuel, autrement dit est-il une métaphore du phallus ?  Non, en tant que feu de signalisation routière il est au-delà du « maximum admis d’écart de sens » (RSI 17 décembre 1974) et de ce fait non métaphorique. Feu de signalisation placé « dans le mauvais sens » il est au contraire le témoin de la carence de la signification phallique. De même le pied coupé apparaît comme un ersatz non fonctionnel de l’objet a, témoignant de la carence de la castration symbolique Ces productions imaginaires suggèrent qu’il y a un « savoir » relatif à ce qui n’est pas symboliquement advenu (Lacan parle à propos de Schreber de la « divination de l’inconscient » qui l’a très tôt averti qu’il ne pouvait être le phallus qui manque à la mère)       De façon schématique je parlerai d’une « structure » psychotique en laissant ouverte la question des aménagements possibles, des suppléances pour reprendre le terme introduit par Lacan quand il aborde la clinique avec le nœud borroméen.         Le « guimelion en voie d’extinction et qui se préserve beaucoup » c’est lui. On peut entendre la menace comme étant celle de la mort du sujet, un sujet dont l’existence n’est pas assurée dès lors que l’objet a n’est pas séparé. Il se préserve, me semble-t-il, grâce à ses « inventions », ses histoires, ses dessins, dont il est fier. Je vais faire, disait-il parfois en entrant, « un dessin d’imagination ». Ou encore: je fais « une inventation pour le futur ».          Comme je l’ai dit, on peut penser, devant les dessins du pied coupé, qu’il cherche à nouer les trois dimensions RSI, faute qu’elles le soient déjà. Un nouage borroméen paraît impossible car il nécessiterait le nom du père, mais il pourrait se constituer une suppléance faisant tenir ensemble RSI. Cette suppléance, si elle était attestée par l’évolution ultérieure, serait à rapporter à son inventivité. L’évolution a été favorable au cours de ces cinq années, mais évidemment l’adolescence et la post-adolescence seront des périodes cruciales. La cure a été interrompue par la famille qui jugeait son état satisfaisant. Assez bien intégré à l’école, avec des résultats convenables, surtout en français, il avait beaucoup de copains et il jouait au rugby. A la maison pas de problèmes, il s’entendait bien avec sa sœur et avec la deuxième sœur nouvellement venue.          L’écriture a été au fondement de son travail de cure et la modalité transférentielle s’est établie à partir de cette nécessité de l’écriture. J’étais le scribe, supposé savoir écrire et posséder certaines connaissances qu’il n’avait pas encore acquises. Jamais il ne m’a interrogé en tant que supposé savoir ce qui l’animait ou le troublait. Je n’étais pas non plus un lieu de dépôt de sa parole. C’est très net dans l’épisode anxio-délirant où il ne vient pas pour me dire son angoisse mais pour que je l’écrive.        Lorsqu’il a été capable d’écrire lui-même, sa relation avec moi s’est progressivement distendue. Il s’écartait de moi et parfois cachait ce qu’il dessinait. Il se pourrait cependant qu’il soit resté quelque élément transférentiel. Un jour, vers la fin de la cure, voyant mal ce qu’il dessinait, je l’interroge,  il répond « vous n’aviez qu’à regarder ». De loin il m’avait semblé que le dessin était construit sur la forme d’un grand V.